Colbert le canard se régalait régulièrement de miettes de pain. Alors, bien sûr, il connaissait les effets délétères que celles-ci pouvaient avoir sur sa santé. Mais ces petites miettes étaient si délicieuses ! Il lui était difficile d’y résister. Et puis, les insectes étaient durs à trouver ces temps-ci, alors que le pain, lui, ne manquait jamais, les humains en jetant sur son lac fréquemment, pour une raison qui lui restait obscure.
— Ah ah ah ! Je te tiens !
Colbert s’envola aussitôt les premières syllabes entendues. Heureusement que ce chasseur avait une certaine tendance à s’annoncer ! Le coup de fusil qui retentit ne toucha que la surface de l’eau, transperçant au passage le petit morceau de pain qu’il s’apprêtait à boulotter un instant auparavant.
Caché derrière quelques roseaux, il observa l’humain. Ce dernier pestait et grognait, ce qui l’amusait prodigieusement. Qu’il était bête ce chasseur ! Vraiment, on pouvait difficilement faire plus imbécile. Cela faisait bien deux ans qu’il était poursuivi par cet énergumène, et jamais il n’avait eu réellement peur pour sa vie, à part les premiers jours.
C’était un chasseur, oui, mais un chasseur très bavard.
— Je t’aurais un jour, satané canard ! Tu finiras dans mon assiette, assaisonné avec de bons petits légumes découpés en cubes !
Colbert le canard laissa échapper une série de « couacs » amusés, ce qui l’obligea à s’envoler un peu plus loin lorsque le fusil se tourna à nouveau dans sa direction.
Jarnicoton ! Il faudrait qu’il fasse un peu plus attention. Ce chasseur ne lui faisait peut-être plus très peur, mais le fusil qu’il tenait entre ses mains n’en restait pas moins dangereux.
Les jours suivants, l’homme ne se montra pas, alors il en profita pour barboter et chasser quelques insectes… oui bon, OK, il boulotta surtout de nombreuses miettes. Il faut dire que les humains étant venus en nombre ces trois derniers jours, qui furent donc particulièrement festifs. Pour tout avouer, il avait si bien mangé et avait l’estomac si bien gonflé, qu’il s’endormit à l’ombre d’un arbre, épuisé.
— Le week-end prolongé est terminé, me revoilà, futur canard laqué !
La voix éraillée le réveilla en sursaut. Le chasseur !
Aussitôt, il agita ses ailes pour s’enfuir au plus vite… mais sans y parvenir ! Au lieu de s’envoler, il eut la nausée et tituba avant de s’écrouler. Bec dans l’herbe et pattes en l’air.
— Ah ah ah ! Alors vieux canard, tu as trop profité du week-end prolongé ?
Oh non, mais que lui arrivait-il ? Il devait se sauver s’il ne voulait pas terminer en civet ! Le chasseur avait beau être un benêt, il savait tirer ! Effrayé, il tenta à nouveau de s’envoler, mais il avait beau battre des ailes, rien ne le faisait décoller. Ce pain qu’il adorait tant lui semblait s’être métamorphosé en bloc de béton dans son estomac. Ou en une éponge si chargée d’eau qu’il se sentait tel un tonneau.
Il allait mourir. À cause de ses friandises humaines auxquelles il ne savait pas résister, il allait mourir. Dans un dernier sursaut, il se sauva alors à toutes pattes, courant en se dandinant vers le lac, espérant pouvoir y plonger et s’y cacher, tout en sachant cet espoir démesuré. Le chasseur ne pouvait pas le rater. En réalité, il attendait le coup de fusil.
Qui ne vint pas.
Alors qu’il atteignait enfin le lac, après de longues et terrifiantes secondes, il regarda en arrière, pour y voir le chasseur le regarder étrangement, fusil baissé.
Il lâcha un couac.
— Quoi, tu te demandes pourquoi je ne profite pas de ton indisposition pour faire de toi mon futur repas ? Parce que tu me fais pitié mon pauvre ! Tu as mangé quoi pour être malade comme ça ? Tu es bien plus vif d’habitude !
Colbert le canard se sentit alors subitement si faible qu’il ne s’enfuit pas et ne sauta pas dans l’eau. Rassemblant ses dernières forces, il régurgita tout ce que contenait son estomac : du pain, du pain, et encore du pain.
Il fallait bien l’avouer : il avait abusé.
Il entendit le chasseur rire, mais lui ne riait pas du tout. Il était humilié. Lui qui se moquait sans cesse de la stupidité de cet humain devait bien se rende à l’évidence : il était certainement le plus idiot d’eux deux.
Ce fut ainsi que depuis, les promeneurs pouvaient observer, en se promenant autour du lac, des pancartes interdisant de jeter du pain aux canards. Ainsi qu’un homme qui parlait à haute voix en jetant de petits légumes découpés en cubes à un canard en particulier, qui lui répondait avec tout autant de volubilité, par séries de couacs enthousiastes.

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