Carlos le crocodile claquait des dents si bruyamment que toute la forêt savait où il se trouvait quel que soit l’instant. Ce qui était fort gênant lorsqu’il partait en quête de son dîner, ce dernier ayant très largement le temps de se carapater lorsqu’il l’entendait arriver. Alors, en plus de claquer des dents, il vagissait également, se plaignant de son malheur et se lamentant à grands cris sur son triste sort.
Cette complainte fut un jour entendue par un héron qui tentait de pêcher dans les mêmes eaux que lui, et qui, exaspéré, lui fit remarquer :
— Dis voir, le futur sac à main, tu ne pourrais pas un peu te taire, que mes proies arrêtent de rire et de s’enfuir ?
Le crocodile, outré d’un tel langage, s’approcha de lui d’un air menaçant. Mais loin d’être intimidé, le héron le toisa avant de lui lancer :
— Tu vois, lorsque tu te mets en colère, tu ne claques plus des dents, alors au lieu de te plaindre, demande-toi pourquoi tu as froid !
Froid ? Carlos le crocodile en resta tout interdit. Froid ? Lui ? Un crocodile ? Mais les crocodiles ne pouvaient pas avoir froid, c’était indigne !
— Tu veux que je te tricote une petite laine ?
Il ne répondit pas, vexé. Mais après quelques jours, il réalisa que le héron avait pris son silence pour une approbation lorsqu’il le vit revenir avec une énorme boule de laine qu’il entreprit de tricoter.
Ne souhaitant pas renouer le dialogue avec le malotru, il décida de le laisser faire. Jusqu’au jour où le héron eu enfin terminé et lui présenta son… sa… heu… pour la première fois en la présence du héron, il fut bien obligé d’ouvrir la gueule entre deux claquements de dents :
— Quelle est cette chose ? fit-il de sa grosse voix un peu vibrante.
— Chose ? Chose ? Si tu n’en veux pas, je le donnerai à un autre crocodile plus aimable, même s’il s’en débarrasse car lui n’en aura pas besoin !
Carlos fut tout de même un peu gêné, alors il s’empressa de rajouter :
— D’accord, j’accepte votre présent !
— Et bien tout de même ! Voici.
Et la « petite laine », comme le héron avait appelé cette étrange chose, fut posée délicatement sur la berge. Notre crocodile s’approcha et se glissa dedans prestement. Bien plus aisément qu’il ne l’aurait cru possible.
— Ah ! Je vois que j’ai vraiment bien travaillé, il est très facile à porter !
Et un peu ridicule non ?
— Mais non enfin ! Et au pire, si cela te permet d’avoir moins froid, c’est le plus important !
Tiens, se serait-il exprimé à haute voix ?
— Oui, tu me parles, tu ne voulais pas me parler ? Tu sais, tu pourrais aussi dire merci !
— Hum… oui bon. Je ne sais pas.
— Tu ne sais pas ?
— Non, je ne sais pas.
Et vraiment, il ne savait pas s’il devait remercier le héron de son attention. Il se sentait ridicule là-dedans. Et puis il avait subitement chaud, et c’était assez étrange comme sensation.
— Tu ne claques plus des dents.
Interdit, Carlos réalisa alors qu’effectivement, il ne claquait plus des dents. Fichtre !
— Tu pourras également dire merci au mouton.
— Au mouton ?
— Celui qui m’a offert sa laine. Tu croyais quoi, que ça poussait sur les arbres ?
Et pourquoi pas, les arbustes produisant du coton existaient bien, eux ! Mais il se tut, tout surpris que le mouton ait accepté de l’aider.
Il voyait parfaitement qui c’était, ce mouton, puisqu’il avait de multiples fois essayé de le croquer. Sans succès. Mais, avec cette petite laine, il ne claquerait plus des dents, ne préviendrait plus de sa venue, alors pourquoi ne pas retenter-
— Tu veux croquer ton nouvel ami !? Pas étonnant que tu sois toujours seul !
Sapristi, aurait-il encore parlé à voix haute ?
— Mais oui, tu radotes comme une vieille paire de bottes !
Il en fut vexé, mais cela ne l’empêcha pas de continuer à « radoter », comme le disait cet étrange héron. Surtout que depuis qu’il ne claquait plus des dents, il avait une forte envie de continuer à ouvrir sa gueule pour tout et n’importe quoi. Sauf pour croquer le mouton. Et le héron.
En effet, après réflexion, il ne voyait pas de meilleure façon de les remercier de leur généreux cadeau. Et c’est ainsi que parfois, au bord d’une certaine rivière, on peut apercevoir un drôle de crocodile habillé de blanc accompagné d’un héron et d’un mouton, tous trois en train de bavasser. Ou de se plaindre, le crocodile ayant tout de même gardé cette petite habitude.