Cette nouvelle a été écrite pour un appel à texte dont le thème était "murmures".
Il a été éliminé en raison d'un lien avec le thème "trop diffus" (bien compréhensif, vu que je suis carrément laissée emportée dans un autre monde avec cette histoire !).

Mon autre vie


— Éloïse ! Éloïse réveille-toi !
J’ouvrais les yeux à contrecœur en grommelant, lançant un vague « bonjour » à maman qui se moquait de moi et de ma soi-disant crise d’adolescence qui me faisait dormir plus que de raison.
N’importe quoi. C’était juste que dans ma vie d’Éloïse j’étais au collège en cinquième, il n’y avait rien de vraiment terriblement d’important ; alors que dans ma vie d’Eliot, j’avais un programme surchargé avec ma première démonstration qui approchait et j’avais donc vraiment besoin de passer un peu plus de temps là-bas.
— Vraiment Éloïse, tu te lèves de plus en plus tard. Allez, dépêche-toi ou tu vas rater le car.
— Je sais maman, je t’ai entendu murmurer, ça va hein ? Je t’ai déjà expliqué un milliard de fois que j’avais beaucoup de travail dans mes rêves, mince alors !
Je préparais vite fait mon sac tout en enfilant habits et chaussures, et me demandais brièvement si je ne pourrais pas dormir tout habillée pour gagner du temps la prochaine fois. Mais non, si je faisais ça, maman allait vraiment péter un câble.
— Oui oui, je sais que ton sommeil, et surtout tes rêves, sont très importants pour toi. Mais tu es grande maintenant, tu es en cinquième, alors fais attention quand même, me morigéna maman.
— Attention à quoi ? J’ai les meilleures notes de la classe !
Je prononçais ces dernières phrases presque en criant tellement j’étais exaspérée. J’en avais vraiment marre d’entendre toujours les mêmes réflexions !
— Justement, raison de plus pour continuer à bien travailler si tu veux avoir un bon métier quand tu seras grande.
— Mais j’ai le temps ! Alors que dans mes rêves, c’est maintenant que mon futur métier se décide !
Bon allez, ça suffit ! J’attrapais vite fait quelque chose à grignoter sur le chemin et je couru attraper mon car, laissant maman sur le pas de la porte continuer à me marteler encore et toujours la même chose.
Heureusement, au collège, je n’avais pas ce genre de disputes : je n’avais parlé à personne d’Eliot depuis notre dernier déménagement, il y a deux ans. Toute mon enfance j’en parlais, et puis au fur et à mesure que je grandissais, au lieu de me dire que mes rêves étaient géniaux, on me demandait si je n’étais pas un peu folle.
C’est comme ça que j’avais réalisé que la plupart des gens n’ont qu’une seule vie.
Je me demandais parfois si je n’aurais pas dû faire pareil avec mes parents et cesser totalement de leur parler d’Eliot. Mais c’était une part tellement importante de moi, est-ce que c’était vraiment possible de ne parler à personne de la moitié de sa vie ?
Du coup j’avais choisi de me contenter de dire « dans mon rêve cette nuit », « dans mes rêves », et d’éviter les formulations du genre « quand je suis Eliot », ou « dans mon autre vie ». Ça me permettait de m’exprimer sans risquer de me faire traiter de folle par mes propres parents. Malgré tout, ça restait parfois quand même limite et j’avais peur du jour où ils décideraient que quelque chose ne tournait pas rond chez moi.
J’avais encore le souvenir du psy qu’ils m’avaient emmenée voir lorsque j’avais environ huit ans, lui demandant si c’était normal que j’ai toujours un ami imaginaire à mon âge. Heureusement, il avait dit que c’était possible, bien que « ça ne devrait pas tarder à cesser ». Par contre, il avait aussi indiqué à mes parents qu’il était important que je fasse bien la distinction entre rêve et réalité et qu’ils devraient me faire faire des choses concrètes plutôt que de me laisser lire plein de mangas et des trucs de fantaisie.
Imbécile de psy. J’avais été punie de mangas et autres livres intéressants pendant six mois après ça. J’étais obligée de tout lire en cachette, ce qui n’était vraiment pas facile. Mes notes avaient même baissé, vu que je lisais aussi pendant certains cours. Bref, en voyant l’impact sur mes notes, papa et maman avaient décidé de lever la punition.
Mais bon, voilà quoi. Il fallait sans cesse que je fasse très attention à la façon dont je leur parlais de mon autre vie, même si c’était vraiment dur parfois, notamment en ce moment.
— Éloïse ! Coucou !
Mon visage grognon se transforma instantanément lorsque j’aperçu ma meilleure copine de cette vie. Elle ne connaissait rien d’Eliot, mais tout d’Éloïse et c’était déjà pas mal ! Bon allez, c’est parti pour une journée de cours !
Lorsque je rentrais ce soir-là, j’avais tellement hâte de retrouver Eliot que j’eu toutes les peines du monde à attendre que le repas du soir soit terminé avant de m’isoler dans ma chambre. Je me demandais si je ne pourrais pas grappiller une ou deux heures avant le repas en faisant une petite « sieste ».
Mais non. Si je faisais ça, c’était grand-père qui allait s’inquiéter de me voir m’endormir juste après m’être réveillé.
Et oui, parce que dans ma vie d’Eliot, c’était pareil, personne n’avait de seconde vie non plus. Là-bas, je vivais seul avec mon grand-père, qui était adorable et un sculpteur extrêmement talentueux.
Je commençais à entendre ses murmures pendant le repas, que j’expédiais, prétextant une grosse fatigue parce que « la cinquième c’est difficile ». Je n’aimais pas mentir, mais vu que mon travail scolaire c’était la seule chose que mes parents comprenaient, je n’avais pas vraiment le choix.
À peine allongée dans mon lit, je fermais les yeux et rejoignis Eliot, qui les ouvrit.
— Grand-Père !
— Ah ! Enfin tu es réveillé mon garçon ! Ça fait bien une demi-heure que je viens te demander de te réveiller toutes les cinq minutes, ah ah ah !
Je ris avec lui. A mon grand-père aussi, je lui parlais de mon autre vie comme si c’était juste un rêve. Il encourageait mon imagination, me disant que c’était indispensable pour mon futur métier. Ce qui ne l’empêchait pas de râler de temps à autre sur le temps que je passais à dormir.
Lui n’avait peut-être besoin que de cinq heures de sommeil, mais allez caser toute une journée d’élève de cinquième en seulement cinq heures… c’était juste impossible ! Donc je lui expliquais que j’avais besoin de tout ce temps pour bien me reposer et régénérer mon imagination. En général, ça passait.
— C’est demain.
Voilà qui me fit sursauter tellement je ne m’y attendais pas.
— Demain ? Mais grand-père !
— Je sais je sais, mais je n’y peux vraiment rien.
— Je n’aurais jamais fini à temps pour demain !
— Tu peux, si tu travailles toute la nuit.
— Mais…
— Écoute mon garçon, tu n’auras pas de nouvelle occasion avant un an si tu refuses de passer ta démonstration demain. Au pire, tu peux peut-être présenter quelque chose de plus facile ?
Ah non ! Ça faisait six mois que je bossais sur mon dragon et j’avais déjà terminé tout le travail préliminaire ! Hors de question que je présente autre chose de bien moins abouti. Mais quand même, ce n’était vraiment pas de chance. Je pensais que les examinateurs arriveraient dans le courant de la semaine prochaine, pas dès demain.
Moi qui avais prévu de passer la fin de la semaine et mon week-end entier à travailler mon dragon, c’était foutu. Comment j’allais faire ? Même si j’y travaillais toute la nuit, il n’était pas certain que ce soit suffisant. Et puis, je ne pouvais pas abandonner Éloïse comme ça… si ?
Remarque, après tout, manquer quelques leçons de cinquième n’était pas non plus suprêmement important. Par contre, dormir toute la journée au lieu d’aller au collège, ça risquait d’être plus délicat. Et si je faisais semblant d’être malade, maman serait bien capable de m’emmener aux urgences où ils lui diraient que tout va bien, et alors là, j’en entendrais parler jusqu’à la fin de mes jours.
Non, la meilleure solution, c’était de faire semblant d’aller au collège et de sécher les cours pour fermer les yeux dans un coin.
Revigoré par ma décision, je m’habillais rapidement et fonçais dans mon atelier, sous les rires de Grand-Père, qui me rappela de manger quelque chose si je ne voulais pas m’évanouir en pleine session de travail. C’est vrai que manger lorsque j’étais Eliot était encore plus important que lorsque j’étais Éloïse, je n’avais pas intérêt de l’oublier.
En début d’année, j’avais enfin réussi à sculpter une superbe grenouille que j’avais regardée bondir hors de ma table de travail avec une joie qui m’avait mis les larmes aux yeux. Certes, ma grenouille s’était enfuie, mais néanmoins, cela m’avait grandement rassuré sur mes capacités. Et c’était grâce à cette sculpture que mon grand-père m’avait autorisé à passer l’examen cette année.
J’avais sculpté d’autres créatures depuis, et quasiment toutes avaient réussi à prendre vie. À partir du moment où je ne me laissais pas distraire et que je mettais suffisamment de cœur à l’ouvrage lors de leur façonnage, ça marchait.
Dans ce monde-ci, c’était normal : chaque artiste pouvait donner vie à ses œuvres pour autant qu’il soit capable de les créer avec amour.
Pour ma démonstration, j’avais étudié et dessiné dans le détail un dragon, ce qui était très ambitieux. Mais d’un autre côté, je n’avais guère le choix, parce que je savais parfaitement que si je créais quelque chose qui ne me faisait pas vraiment envie, je pouvais être sûr que ça allait être raté.
Et vraiment, ce dragon, c’était l’idée parfaite, parce que j’avais envie de le façonner depuis que j’étais né ! Bon d’accord, j’exagère un peu, mais sérieusement, je devais impérativement réussir mon dragon. Il fallait qu’il soit parfait pour pouvoir survivre et je venais seulement de commencer son façonnage. Même si au final il était prévu qu’il soit aussi petit qu’un chaton, il me restait encore des heures et des heures de travail à passer dessus.
De plus, je sentais que cette création allait être spéciale. Je ne savais pas pourquoi, mais j’en étais persuadé. Elle sera la plus réussie de toutes mes œuvres, car j’essayerai de lui donner non seulement mon amour à mon petit dragon, mais carrément une part de moi-même. Comme Grand-Père m’avait expliqué et réussi à le faire avec ses œuvres, qui lui obéissaient au doigt et à l’œil.
Et alors, mon dragon, au lieu de s’enfuir comme mes autres créatures, sera tellement attaché à moi qu’il pourra devenir mon animal de compagnie ! Un dragon comme animal de compagnie, ce serait la grande classe non ?
— Ça va mon garçon ?
— Oui Grand-Père !
J’avais bien l’intention de le rendre fier. Je terminerai ce dragon !
Le soir venu, lorsque j’entendis les chuchotements habituels, je les ignorais et continuais à travailler.
— Éloïse ! Qu’est-ce qu’il se passe enfin !
Zut, je ne pouvais plus ignorer les murmures dans ma tête, maman s’inquiétait. J’allais devoir être Éloïse un petit peu, le temps de me lever et de faire semblant de courir au collège. Reposant mon dragon, je partis m’allonger au sol.
— Oui oui maman ! Je me dépêche ! Arrête de crier !
Ma mère, qui était en train de me secouer violemment, mit ses deux mains sur sa poitrine, l’air totalement paniqué. Quoi ? J’avais trop traîné ?
— Tu ne te réveillais pas !
— Oui maman, mais ce n’est pas la peine de paniquer pour autant, tu sais bien que j’ai le sommeil lourd.
J’essayais de rassurer maman comme je le pouvais tout en m’habillant précipitamment et courant dehors. J’en oubliais même de prendre quelque chose pour petit déjeuner. Je m’étais réveillée exactement cinq minutes avant le passage du car, j’avais bien calculé, pas de temps perdu !
Jetant un œil derrière moi, je m’assurais que maman soit bien rentrée à la maison (elle m’avait suivie jusque sur le pas de la porte, les mains toujours sur le cœur) avant de dévier de mon itinéraire pour m’enfoncer dans un petit bosquet.
Parfait ! Ici je serais bien cachée et personne ne viendrait m’embêter. A part quelques chats sans doute, mais ce n’était pas bien grave.
M’installant au sol, adossée à un arbre, je fermais les yeux.
Les rouvrant aussitôt dans la peau d’Eliot, je bondis sur mes pieds et me remis à l’ouvrage. Je n’avais plus que dix heures devant moi, il fallait absolument que j’ai terminé pour dix-huit heures, avant que maman ne s’inquiète.
— Éloïse ! Éloïse !
Oh non, ce n’est pas possible. Comment maman a fait pour me trouver ? Reposant mon dragon, je m’allongeais au sol à toute vitesse pour y ferme les yeux.
— Maman ?
— Mais qu’est-ce que tu fais ici Éloïse ? Mon dieu, tu n’avais pas pris ton petit déjeuner, j’ai couru à l’arrêt du car pour te le donner et tu n’étais pas là ! Tu réalises la peur que tu m’as faite ?
— Je suis désolée maman, mais je suis tellement épuisée aujourd’hui que je ne tiens même pas debout. Je peux rester à la maison exceptionnellement ?
Je croisais les doigts mentalement.
— Pas question ! Tu ne peux pas rater des cours enfin !
C’était à se taper la tête contre un mur. Mais qu’est-ce que ça pouvait faire que je rate des cours ! C’était du grand n’importe quoi, les cours je pouvais bien les rater, mais hors de question que je rate mon dragon, rien à faire !
— Maman, je ne me sens pas bien, j’ai vraiment juste besoin de dormir.
Fermant les yeux, je les rouvris en tant qu’Eliot. Maman allait paniquer, mais j’avais fait de mon mieux pour lui dire que j’avais juste besoin de dormir, je n’avais pas le choix.
Une fois au travail, le temps passa à une vitesse absolument folle. Grand-Père venait me voir de temps à autre pour m’apporter des en-cas, que j’engloutissais avec voracité. Mon dragon prenait forme sous mes yeux et dès demain, il prendrait vie sous les yeux des examinateurs, j’en avais la certitude !
Bien sûr, j’entendis toute la nuit les murmures de ma mère, qui étaient permanents, mais je ne pouvais pas perdre de temps à m’arrêter sans arrêt pour aller la rassurer. Mon dragon risquait déjà trop de pâtir de mon manque de concentration. D’ailleurs, je m’étais tellement habitué aux murmures que lorsqu’ils cessèrent, je ne m’en aperçus pas tout de suite.
Cela restait un soulagement. J’imagine que maman avait dû m’emmener à l’hôpital et qu’ils lui avaient dit que je dormais et que tout allait bien. J’allais être disputée comme pas possible à mon retour, mais tant pis.
Une fois le matin venu, j’avais terminé mon dragon. Désormais, il ne me restait plus qu’à apposer mes mains dessus et il prendrait vie. J’étais aussi fébrile qu’épuisé.
Un peu hésitant, je me demandais ce qui serait le mieux : est-ce que je pouvais fermer les yeux le temps que les examinateurs arrivent ou mieux valait attendre plus tard ? Maman devait être inquiète tout de même.
Finalement, après avoir prévenu mon grand-père, lui demandant de me réveiller le moment venu, je m’allongeais et fermais les yeux, les rouvrant sur le visage anxieux de mon père.
— Papa ?
C’était pire que l’hôpital, maman avait prévenu papa.
— Éloïse ? Que s’est-il passé ? Tu as pris quelque chose ? Tu es sortie la nuit passée ?
— Mais non papa, pas du tout, je suis juste fatiguée, c’est tout.
— Éloïse, ce n’est vraiment pas le moment de mentir. Dis-moi la vérité.
La vérité ? Jamais il ne me croirait…
— C’est juste que… tu sais bien papa, Eliot ? Dans mes rêves ? Et bien il a un examen super important cette nuit et il n’avait pas eu le temps de finir de le préparer, alors il avait besoin de ma journée aussi et-
— Mais qu’est-ce que c’est que ces conneries ?
Je pâlis devant le juron de mon père. Il ne jurait jamais.
— Éloïse, tu ne peux pas juste décider de ne pas te réveiller pour mieux rêver ! Cela n’a rien de normal ! Les rêves ne sont pas réels, c’est ta vie que tu dois vivre, pas celle d’Eliot ou je ne sais qui d’autre !
Il n’y avait pas de « je ne sais qui d’autre », juste Eliot. Je me gardais bien de lui dire cependant.
— Tes rêves, Éloïse, tu vas devoir les arrêter. Même s’il faut qu’on te drogue pour ça. Tu comprends ce que je te dis ? Si tu recommences un coup pareil, je te donne des somnifères et tu arrêteras totalement de rêver.
— Mais papa !
Je ne savais pas quoi dire de plus et je restais la bouche ouverte stupidement, cherchant mes mots et ce que je pourrais bien lui dire pour lui faire comprendre mon dilemme.
— Tu comprends au moins ce que je te dis Éloïse ? Ce n’est pas normal de dormir autant. Ce n’est pas juste que tu rêves éveillée, tu t’endors vraiment, et ce n’est pas normal du tout.
— Oui papa.
Oui, j’avais bien compris que pour vous j’étais anormale, mais je n’y pouvais rien !
J’entendis murmurer mon Grand-Père. Zut, déjà ?
— Papa, il va bientôt faire nuit et je voudrais-
— Te reposer ? C’est une blague ? Alors que tu viens de dormir toute la journée ? Que tu es encore dans ton lit ?
— Je sais papa. Mais promis, c’est vraiment exceptionnel ! Si tu veux, je ne dormirais qu’une partie de la nuit, je devrais en avoir terminé dans quelques heures.
— Terminé ?
— Oui. Je veux dire, je me serais assez reposée dans quelques heures.
— Tu veux dire que c’est encore cette histoire d’Eliot.
Je me mordis l’intérieur des joues pour m’empêcher de crier. Mais oui, bien sûr que c’était ce que je voulais dire ! Mais je ne pouvais pas l’avouer, tu allais criser si je le faisais !
Grand-père murmura encore. Je ne pouvais plus attendre. C’était trop important.
Je fermais les yeux sous le regard éberlué de papa.
Et les rouvris sur ceux de Grand-Père, qui me secouait comme un prunier.
— Oui oui, c’est bon Grand-Père, je suis réveillé !
— Tu m’excuses, mais vu le temps que je mets parfois à te réveiller, j’ai préféré insister ! Les examinateurs viennent d’arriver, je leur ai servi un thé et tu fais ta démonstration juste après.
— Je suis prêt !
Bondissant hors de mon lit, je m’apprêtais à m’habiller lorsque je réalisais que je ne m’étais pas déshabillé pour ma petite sieste. J’étais un peu décalé avec tous ces changements et cette nuit passée au mauvais endroit. Un peu tardivement, je me demandais si cela risquait de me poser des problèmes d’avoir fait ça. Du genre, si je le faisais trop souvent, est-ce que je risquais d’être bloqué dans un monde ou dans l’autre ? Et si jamais mon papa me donnait vraiment des somnifères et que je ne pouvais plus venir ici, est-ce que j’allais mourir dans ce monde-ci ?
Un grand frisson me parcouru le corps. Quelle horreur. Il fallait absolument que je fasse tout mon possible pour que cela n’arrive jamais. Et pour ça, la première chose à faire, c’était de réussir ma démonstration !
J’ignorais avec fermeté les murmures de papa qui résonnaient dans ma tête et sortis de ma chambre. Entrant dans le salon, je remarquais que les examinateurs avaient déjà terminé leur thé. Et bien, ils n’avaient pas traîné, ils étaient si pressés que ça ? Remarque, sans doute, vu qu’ils étaient arrivés aujourd’hui au lieu de la semaine prochaine.
— Madame l’examinatrice, monsieur l’examinateur, je vous apporte ma création.
— Parfait jeune homme ! Nous avons hâte de voir ce que le petit fils du sculpteur royal nous a préparé !
Je baissais légèrement la tête par signe de respect, comme c’était la coutume ici, et courus presque dans mon atelier récupérer mon dragon.
Il était magnifique. J’ai beau avoir été un peu pressé pour le réaliser, je ne l’avais certainement pas raté pour autant !
Dans ma tête, j’entendis mon père murmurer impatiemment. C’était vraiment agaçant. Qu’est-ce qu’il n’avait pas compris à la fin ?
— Un dragon ! Magnifique !
Me prenant avec révérence le dragon de mes mains tendues vers eux, les examinateurs le regardèrent sous toutes les coutures, s’extasiant devant chaque détail réaliste et original que j’avais pu lui apporter. De plus, la peinture que j’avais choisie pour la finition, du rouge accompagné de petites touches d’orange, donnait un côté grandiose à ma création. Il avait beau être petit, mon dragon n’en a pas moins l’air tout à fait redoutable !
— Il est temps mon garçon. Ta réalisation est parfaite, voyons voir maintenant si elle a été effectuée avec ton amour comme outil principal.
Avec fierté, je repris mon dragon et le posais sur la table du salon avant d’y appliquer mes deux mains. Puis je me mis à le caresser légèrement tout en respirant profondément.
Dans ma tête, papa me murmurait qu’il allait me jeter par la fenêtre si je ne me réveillais pas immédiatement. Je savais qu’il ne le ferait pas, mais je trouvais ça vraiment méchant quand même.
Mon dragon ouvrit les yeux et son regard se fixa sur le mien. Un grand sourire fier se forma sur mon visage et des larmes se mirent à couler le long de mes joues. À côté de moi, Grand-Père me félicita sobrement, tandis que les examinateurs semblaient chercher à utiliser tous les superlatifs possibles et imaginables, ce qui n’était pas peu dire.
Mon dragon était parfait, absolument parfait. Je le pris dans mes bras avec émotion. Il était à peu près comme je l’imaginais, mais en dix mille fois mieux. De plus, comme je l’espérais, il n’était clairement pas comme mes autres sculptures, il était bien plus que ça. Il faisait partie de moi. Il était lié à moi. Il était mon compagnon.
Dans ma tête, papa murmurait.
Et dans ma grande joie, je fermais stupidement les yeux pendant plusieurs secondes.
— Éloïse ! Enfin ! Je t’interdis de te rendormir, tu m’entends ! Ce n’est pas normal tout ça, ce n’est vraiment, mais vraiment pas normal.
Papa faisait mine de s’arracher les cheveux. Ah non, il ne faisait pas juste mine, il tirait réellement sur ses cheveux. Et maman était dans un coin de la chambre, toute pâle avec ses deux mains sur le cœur. La connaissant, elle devait être en train de prier.
— Papa, maman, je vais bien, je vous assure.
Zut, j’aurais préféré être un peu plus longtemps Eliot histoire d’avoir le temps de fêter un peu ma victoire, mais tant pis. J’avais réussi mon examen, c’était le principal. Grand-Père penserait simplement que j’avais perdu connaissance à cause de la fatigue et me mettrait dans mon lit.
Je me redressais pour rassurer mes parents du mieux que je le pouvais. Maintenant que tout était terminé, je n’étais plus énervée après eux. Après tout, c’est vrai que ça devait être inquiétant de leur point de vue. Je sentais même que j’avais un sourire niais sur le visage, vu la façon dont papa me regardait encore plus bizarrement que d’habitude.
— Au fait, je meurs de faim !
Tiens ? Il était minuit passé, pourquoi je mourrais de faim comme ça moi ? Ah ah ah ! Je n’avais pas l’habitude, c’était plutôt dans mon autre vie que j’avais toujours faim à cause de l’énergie que mes créations me prenaient.
Alors que je quittais ma chambre à la suite de mes parents qui me faisaient la morale, j’aperçus sortir de sous ma couette mon joli petit dragon rouge flamme. Sous le choc, j’écarquillais les yeux et je fermais la porte avant que mes parents ne le remarquent. Je fermerais bien les yeux au lieu de les écarquiller, mais ce n’était vraiment pas le moment.
J’entendis mon grand-père murmurer. Il était surpris que mon dragon se soit endormi en même temps que moi. Les examinateurs murmuraient aussi, sans doute de façon dithyrambique.
Mon dragon.
Mon joli petit dragon qui était apparemment capable de me suivre dans mes deux vies.
Après un instant de sidération suivi tout aussi brièvement d’une joie débordante, je réalisais alors quelque chose qui me fit ensuite rire nerveusement : planquer un dragon en classe de cinquième… voilà qui promettait au moins de ne pas être ennuyeux !
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