La nature se rebelle


Chapitre 1 – Herbe rouge
— Aïe !
— Lili ! Ça va ?
— L’herbe m’a piquée !
Je montre mon doigt blessé à Théo, mon meilleur copain. Puis je regarde l’endroit où je suis tombée et remarque qu’un brin d’herbe est tout rouge. Un rouge un peu plus terne que celui de mon sang, mais… je me redresse d’un bond.
— Théo ! Le brin d’herbe qui m’a piqué a bu mon sang, regarde !
— Quoi ? Non, mais qu’est-ce que tu vas inventer encore…
Il observe tout de même le brin d’herbe pointé par mon doigt et fronce les sourcils. Alors qu’il avance sa main vers l’herbe, je l’arrête par automatisme et me pique à nouveau.
— Aïe !
— Mais arrête d’y toucher si elle te pique ! s’exclame Théo, ignorant le fait que je viens littéralement de le sauver !
— Tu as vu là ? je réponds, agacée.
— Oui oui ! J’ai vu.
Malgré son affirmation, son regard est incrédule. Il y a désormais trois brins d’herbe rouges et mon doigt est marqué de trois piqûres desquelles perlent un peu de sang.
Qu’est-ce que c’est que ce délire ? Je sens comme une grande chape de froid me tomber dessus tout à coup.
— Théo. Faut qu’on le dise à quelqu’un, je finis par murmurer tout en reculant.
— Qu’on le dise à qui ?
— Je ne sais pas moi ! N’importe qui, je m’en moque ! Un adulte ! Ton papa ou ta maman peut-être ? Tu crois qu’ils nous écouteraient ?
— Ils sont pas là. J’te l’ai déjà dit qu’ils étaient partis en voyage d’affaires, tu m’écoutes jamais ou quoi ?
L’agacement dans sa voix est palpable.
— Mince. Désolée, j’avais oublié.
— T’es chiante Lili, t’oublies toujours c’que j’te dis.
— C’est bon, ce n’est pas un drame non plus.
Enfin. Ça pourrait bien le devenir. Avec les parents de Théo qui l’ont laissé tout seul avec sa grande sœur, et moi qui suis juste avec mes grands-parents pendant la semaine…
— Et ta sœur ?
— Quoi ma sœur ?
— Ben… on en parle à ta sœur ?
Théo s’inspecte les ongles, qui apparemment sont devenus soudainement très intéressants.
— Mouais… p’t’être.
— Qu’est-ce que tu as fait encore ? je demande, amusée malgré moi.
— J’lui ai piqué le bouquin qu’elle était en train de lire.
Je rigole. Je me doutais de la réponse, il pique toujours les livres de sa frangine ! Elle a seize ans sa sœur - c’est super vieux - mais elle est plutôt cool. Elle a les cheveux teints en vert en plus. J’aimerais beaucoup être comme elle quand je serais plus grande.
Je suis à peu près certaine qu’elle acceptera de nous écouter !
Chapitre 2 – Les vrais méchants de l'histoire
Lorsqu’on arrive, Sarah foudroie son frère du regard, ce qui suffit à le faire détaler et revenir avec un livre qu’il lui tend d’un air penaud.
Une fois son livre bien rangé, elle regarde ma main et la soigne avec juste un pansement. Je vois bien qu’elle ne comprend pas pourquoi on est venus pour si peu.
Je me lance :
— Je l’ai sentie, Sarah.
— Oui, j’imagine. Ça a dû bien te piquer quand même pour que tu saignes !
— Mais non ! Enfin, si ! Enfin, je veux dire… je veux dire que j’ai senti qu’elle me voulait du mal !
— Quoi ? Qui donc ?
— Les herbes ! Les herbes qui m’ont piquée !
Sarah éclate de rire, m’ébouriffant les cheveux avec affection.
— Tu es trop, toi, je t’adore !
— Mais Sarah ! C’est vrai ce que je suis en train de te dire !
— Que des brins d’herbe te détestent tellement qu’ils te veulent du mal ?
J’hésite un instant.
— Je ne pense pas que ce soit moi en particulier…
Il nous faut un peu de temps et beaucoup de bafouillements avant qu’elle ne comprenne de quoi il retourne. Mais au final, elle lance :
— Tu sais quoi ? Pourquoi on n’irait pas les voir, tes herbes rouges ?
Je saute pratiquement en l’air à sa proposition et il ne nous faut pas très longtemps pour l’emmener aux abords du terrain vague.
— C’est ici ? Sur le terrain vague ? Tu sais que vous n’avez pas le droit d’y aller normalement ?
— C’est le seul coin du secteur où il reste un peu de verdure, je réponds fermement.
Nous ne sommes pas ici pour qu’elle nous fasse la morale !
— Et l’aire de jeux ?
— T’as pas vu ? Réplique Théo à son tour, elle est plastifiée maintenant, tu sais, les espèces de dalles amortissantes ?
Pourtant, rien n’amortit mieux que de la terre et de l’herbe. Même si c’est plein de gadoue quand il pleut, de toute façon, on ne va pas jouer dehors quand il pleut ! Alors bon. Je préfère mon terrain vague. En plus on est toujours tranquilles ici.
Je prends la main de Sarah et je la conduis droit sur les trois brins d’herbe rouge. Sans m’approcher de trop près. Sarah me regarde avant de me prévenir :
— Bon. Je vais les toucher, ok ?
— Elles vont te piquer, je lui dis, alarmée malgré moi.
Je sais bien qu’il n’y a pas d’autre choix, mais… la main de Sarah n’a même pas le temps d’effleurer les herbes que l’une d’entre elles se dresse brutalement dans sa direction ! Sous le coup de la surprise, Sarah saute en arrière, trébuche, et tombe sur les fesses, les mains posées à terre. Aussitôt, elle se relève en nous hurlant :
— Théo ! Lili ! On sort !
Nous prenant chacun par une main, elle se met à courir, nous tirant comme deux vieilles poupées. Une fois sortie, elle nous éloigne encore un peu, puis s’assoit sur un trottoir, regardant ses mains barbouillées de sang. Théo s’affole aussitôt.
— Oh là là Sarah ! J’suis désolé, on n’aurait pas dû t’emmener ici !
— Du calme Théo. Ce n’est rien.
S’essuyant les mains sur son jeans, Sarah nous montre ensuite ses paumes couvertes de petites piqûres, mais dont le sang ne coule plus.
— J’ai été surprise, mais ça va maintenant, je n’ai même pas mal !
— Tu crois qu’elles nous anesthésient, comme les moustiques ? je demande, perplexe.
— Si c’est le cas, ce n’est pas rassurant, répond Sarah.
— Bof, tant qu’on sent la piqûre, on a le temps de fuir, réplique Théo en haussant les épaules.
Fuir ? Oui, c’est la meilleure chose à faire. Et pourtant…
— Sarah ? On va faire quoi si toutes les herbes nous attaquent ? À part fuir, je veux dire…
— Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse ma puce ? On ne peut que prévenir les autorités, rien d’autre.
— Tu crois vraiment que quelqu’un se bougera les fesses ? Maman dit toujours que si personne ne se bouge les fesses, rien n’est fait.
Sarah soupire et hausse les épaules à son tour, imitant son frère sans le réaliser, puis me répond :
— L’important, c’est d’essayer !
La police nous envoie balader. Ils ne veulent rien savoir, rien entendre. Nous sortons sous les rires et les quolibets. Les pompiers aussi. La mairie, idem.
Aucun de nous trois ne dit rien pendant tout le trajet du retour. Théo rentre avec sa sœur, et moi je retourne chez mes grands-parents. Sans grand espoir qu’ils me comprennent, je leur parle de ce qu’il s’est passé.
— Ça ne m’étonne pas du tout ! me répond grand-père.
— Moi non plus, ça ne m’étonne pas ! Et tu sais quoi ? Il est plus que temps je dirais même !
Ma grand-mère est encore très vive pour son âge, et malgré quelques problèmes de genoux, elle donne à tout l’appartement un élan de vitalité indéniable lorsqu’elle est présente.
— Qu’est-ce que tu veux dire Mémé ? C’est horrible ce qu’il se passe, non ? On ne peut plus aller dans le terrain vague, le seul endroit où il reste un peu de verdure !
— Hé ! Tu ne vois pas qu’il est là le problème ? Réfléchis un peu. Tu me dis que ce sont les derniers brins d’herbe du quartier et tu t’étonnes qu’ils se rebellent contre les humains qui ont détruit tout le reste ?
— Mais je n’ai rien fait moi !
— Et comment tu veux qu’ils devinent ? Tu saurais reconnaître des herbes gentilles d’herbes méchantes au premier coup d’œil, toi ?
— Non…
Mais alors… ce ne sont pas les herbes qui sont mes ennemis, c’est moi qui suis l’ennemie des herbes ! Je suis leur ennemi parce que je suis humaine, et parce que les humains le méritent !
En me voyant pleurer subitement, Mémé s’approche de moi pour m’embrasser et me dire que tout ira bien. Vraiment ? Tout ira bien ? J’ai bien envie de la croire, mais… « si personne ne se bouge les fesses », je ne vois pas comment ce sera possible.
Chapitre 3 – Caméra cachée pas drôle
Je ne passe pas une bonne nuit, mais elle est productive ! Prenant vite fait mon petit déjeuner, je cours chez Théo, qui habite à deux rues de chez moi. Cognant violemment sur leur porte d’entrée, je me fais engueuler par les voisins et arrête de taper pour laisser mon doigt appuyé sur la sonnette.
Enfin, sa sœur ouvre la porte en grand. Oh oh.
— Mais ça ne va pas non ! Lili ! Il est sept heures du matin !
Et ? Mes grands-parents sont déjà levés depuis une heure, et moi aussi ! Le soleil aussi, d’ailleurs. Bon, ok, c’est peut-être un peu tôt pour la plupart des gens en vacances...
— Pardon Sarah… je n’ai pas fait attention…
— Allez, rentre. Théo dormait encore, mais à mon avis, tu l’as bien réveillé là.
En effet, Théo sort de sa chambre en pyjama, les yeux à peine ouverts. Peut-être que je suis venue un peu trop tôt, mais il faut dire que quand je ne viens pas, Théo est capable de dormir jusqu’à onze heures du matin sans problème !
— Qu’est-ce qui se passe Lili ?
— Mémé pense que c’est toute la nature qui se rebelle contre les humains. Alors on va aller vérifier puis on décidera de ce qu’on peut faire.
Une fois Théo habillé plus ou moins proprement, nous descendons rapidement pour nous retrouver dans la rue. Sarah, après avoir regardé autour d’elle, décide de nous laisser le contrôle de la situation :
— Bon. Théo, Lili, à part le terrain vague, vous voyez quoi comme verdure ?
— Les arbres de l’avenue !
La réponse que je donne en cœur avec Théo me fait rire, et je lui prends la main pour courir dans la direction de la grande avenue. Sarah nous suit à grandes enjambées, ne prenant même pas la peine de courir. Frimeuse, va !
Cependant, lorsque nous arrivons devant le premier arbre, je perds mon sourire et n’ose pas m’approcher. C’est la main de Sarah sur mon épaule qui me sort de l’état second dans lequel je suis entré bien malgré moi.
— Ça va Lili ? On n’est pas obligés, tu sais ?
Déglutissant, j’ébauche un sourire un peu crispé.
— Si si, c’est bon Sarah, t’inquiète, je suis grande !
— C’est moi qui vais le faire cette fois-ci ! s’exclame alors Théo, bien fort.
Les poings sur les hanches, il a un air déterminé, et même furieux après l’arbre.
— Théo ! Pas la peine de faire cette tête-là, il ne t’a encore rien fait cet arbre !
— Si ! Il te fait peur !
Sarah se met à rire, et nous ébouriffe les cheveux à tous les deux. Elle est gentille Sarah, mais si seulement elle pouvait arrêter de nous décoiffer, ce serait encore mieux !
Théo s’approche vaillamment du bel érable rouge qui se trouve devant nous. Oh. Les érables rouges, c’est leur couleur normale, ou bien…
— Théo ? Ce serait peut-être mieux d’essayer d’approcher un autre arbre ? Un qui n’a pas les feuilles rouges ? Non ?
Ma petite voix effrayée est pénible à mes propres oreilles. Mais Théo se contente de me regarder avec un grand sourire et de s’approcher du tronc.
Rien ne se passe.
Il ôte alors ses mains de ses hanches pour les approcher des feuilles ocre de l’érable. Encore une fois, rien ne se passe. Puis il touche deux feuilles différentes… toujours rien !
— Bon, commence Théo, ça veut dire qu’il est gentil celui-là, non ? On ne peut donc pas se fier à la couleur du coup ? Ou alors, peut-être que-
Au lieu de terminer sa phrase, il arrache une feuille. Puis tout s’accélère. Très brutalement, des centaines de feuilles tombent sur lui, l’immobilisant sur place. Paniqué, il se met à hurler. Mais lorsque Sarah s’approche pour le tirer par la main, les feuilles sautent sur elle également !
Après deux interminables secondes où je suis trop sidérée pour bouger, je fais un truc probablement très idiot, mais très instinctif : je cours vers le tronc et l’enlace. La tête posée contre son écorce, je lui murmure de douces paroles.
— Chhhhhh… calme-toi mon beau… chhhhhh… ils ne sont pas là pour te blesser, je te le promets. Nous n’allons pas te faire de mal, au contraire, nous allons faire tout ce que nous pouvons pour t’aider, ok ?
Je reste ainsi longuement, la peau douce de ma joue contre son écorce râpeuse, le serrant un peu, mais pas trop, comme si j’avais peur de lui faire mal. Je sors de ma torpeur seulement lorsque j’entends à nouveau la voix de Théo, juste derrière moi.
— C’est bon Lili, il nous a relâchés.
Je m’écarte lentement puis lâche un baiser sur le bois. Sarah et Théo sont dans un piteux état. Théo surtout. Il est tout pâle.
— Théo ?
— Je crois que je n’arracherai plus jamais de feuille d’arbre de ma vie.
Son petit rire un peu gêné me rassure. Il a l’air secoué, mais au moins, il n’est pas vraiment blessé.
Je remarque alors le petit attroupement qui s’est formé autour de nous. Un homme s’en détache pour nous demander ce qu’il vient de se passer. Mais lorsqu’on lui explique, il explose de rire. Les autres personnes autour de nous font de même.
— C’est pour une caméra cachée, c’est ça ? Ben pour être réussi, c’est réussi, j’ai vraiment cru que vous étiez en train de vous battre avec des feuilles !
Donnant un coup de pied dans le tas de feuilles à terre, il regarde d’un air satisfait autour de lui, cherchant visiblement des yeux une caméra, puis s’éloigne en secouant la tête, ricanant. Son départ est un signal pour les autres aussi, qui partent les uns après les autres.
C’est encore pire qu’hier, des adultes ont vu ce qu’il se passait, et ils n’y croient quand même pas.
— Laisse tomber Lili. La plupart des gens sont comme ça. Ils comprennent ce qu’ils veulent comprendre. On n’y peut rien.
Sarah, qui tient son petit frère par les épaules avec son bras droit, glisse sa main gauche dans la mienne. Je la serre aussitôt. La nature se rebelle et tout le monde s’en fiche à part nous.
Chapitre 4 – Courage !
Je ferme les yeux un bref instant, inspire profondément puis relâche mon souffle en une lente expiration. Cela m’aide pour me calmer. Sur le coup je ne n’ai pas paniqué, mais maintenant que tout est terminé, c’est une autre histoire.
— Sarah ? On va plus loin ?
Ma voix tremble.
— Oui ma puce. On va plus loin, et on se repose.
Nous nous éloignons lentement, sans nous lâcher, et nous asseyons quelques minutes plus tard sur le bel et grand escalier de la bibliothèque pour réfléchir. Il y a beaucoup d’allées et venues aujourd’hui, mais je ne prête absolument pas attention aux humains. Ce que je remarque par contre, c’est qu’il n’y a pas un brin d’herbe en vue. Même les plantes qui ornent l’escalier sont en plastique.
Théo saute à cloche-pied sur les marches, montant et descendant inlassablement, ne changeant de pied que lorsqu'il a parcouru toutes les marches, dans un sens ou dans l’autre. Apparemment, ça l’aide à réfléchir. Moi, je préfère fermer les yeux et me boucher les oreilles pour mieux réfléchir. Mais même comme ça, je n’arrive à rien.
— Théo, arrête ! Je n’arrive pas à réfléchir ! Même en me bouchant les oreilles, je t’entends sauter !
— Oh ça va hein, pas la peine de m’engueuler.
Sarah me prend dans ses bras et Théo nous rejoint. Ces deux minutes de calme me font énormément de bien. Je m’excuse auprès de Théo. Je vais beaucoup mieux. Assez pour dire :
— On va retourner voir l’érable et lui demander ce qu’on peut faire pour l’aider !
— Mais Lili, il ne t’a pas parlé ?
Sarah semble dubitative, mais personnellement, je suis sûre de moi.
— Non, mais il m’a écouté ! Ce sont lui et ses congénères les principaux concernés, alors je ne vois pas comment on pourrait trouver une solution sans eux !
— T’as raison Lili, on y va ! approuve Théo.
Nous retournons sur nos pas, et tout le long du trajet, je me demande si c'est vraiment une bonne idée. Je me force à continuer, sans essayer de cacher mon état. Une fois à deux mètres de l’arbre, Théo me prend la main, et Sarah me demande si je préfère qu’elle le fasse.
— Non Sarah. C’est à moi de lui demander, il me connaît.
— C’est juste un arbre.
Elle-même n'en a pas l’air convaincue. Je secoue la tête énergiquement.
— Je sais que c’est à moi de le faire. Je le sens.
— Ok Lili, je te fais confiance.
Je lâche la main de Théo et ne quitte pas l’arbre des yeux. Il a l’air un peu plus nu qu’avant, sans une partie de ses feuilles. On dirait un grand-père avec une tonsure sur un côté de la tête seulement.
M’avançant prudemment, je pose ma main sur son tronc et je l’entends soupirer. Pas en vrai, mais je le sens. Tout doucement, je l’enlace à nouveau et lui murmure des paroles réconfortantes, pour le rassurer et être certaine qu’il n’a pas peur de moi. À moins que ce ne soit l’inverse ?
En tous cas, ce contact m'apaise grandement et ma gorge crispée se dénoue lentement.
— Mon érable, nous aimerions pouvoir t’aider. Que pouvons-nous faire pour toi ?
Je sens alors l’un de mes pieds se soulever. Regardant le sol, je vois un bloc de béton se fendiller juste sous mon pied et s’élever légèrement.
— Sarah ! Théo ! Je crois qu’il veut qu’on l’aide à se débarrasser de tout ce béton à ses pieds ! regardez ! Ils n’ont même pas laissé le moindre espace autour de lui pour laisser ses racines respirer et recevoir assez de pluie…
— Ah ouais tiens ! Ils ont bétonné jusqu’au tronc ! C’est n’importe quoi ça !
Sarah acquiesce également, trouvant cela très curieux. Et les autres arbres de l’allée sont dans le même état ! Quand la mairie a-t-elle accompli cette horreur ? J'ai un peu honte de le remarquer seulement maintenant.
— Bon. Lili et Théo, voilà ce qu’on va faire.
Sarah nous propose de revenir cette nuit, parce qu’amener ici une masse en pleine journée pour casser le béton ne servirait qu’à attirer l’attention. Je suis bien d’accord avec elle, vu que j'ai senti quelques regards bizarres sur moi alors que j’enlaçais l’arbre…
— Mais la nuit, ça ne va pas faire trop de bruit ?
— On prendra une couverture, pour étouffer le bruit au maximum. Et puis, on prendra une barre à mine aussi, pour faire levier, et puis des coins, pour casser plus facilement. Je sais où je peux trouver tout ça, donc je m’en occupe !
Je ne connais pas tous ces outils — après tout, on habite en ville ! — mais je lui fais confiance.
Chapitre 5 – On se bouge les fesses !
Mes grands-parents m’ont autorisée à sortir cette nuit à condition que Sarah vienne me chercher directement à l’appartement ; ce qu’elle fait à la nuit tombée. Arrivée devant les arbres alignés, je commence par m’annoncer en posant ma main sur le tronc de l’érable qui m’a demandé de l’aider. Puis j’indique à Sarah qu’elle peut commencer.
Une fois la couverture posée à terre et recouvrant le sol bétonné aux dessus des racines du pauvre arbre, elle lève cette grosse masse vers le ciel et l’abat férocement. On entend le sol se fendiller. Mais alors qu’elle s’apprête à continuer ce travail qu’elle a estimé à plusieurs heures pour un seul arbre, Sarah saute en arrière.
— Quoi ? Qu’est-ce qui se passe Sarah ?
— Les racines bougent !
Soulevant prestement la couverture, nous pouvons observer qu’effectivement, à l’endroit où le ciment s’est fendillé, une racine semble forcer pour sortir de ce carcan.
— Lili ! Je crois que ça va aller plus vite que prévu, il suffit que je fendille le béton et leurs racines feront le reste !
— Et nous, on fait quoi ?
— Je ne sais pas. Demande à l’arbre ?
Bonne idée ! Aussitôt, je m’approche de l’arbre, sans vraiment savoir ce que j’attends de lui. À peine ai-je posé ma main qu’aussitôt mon esprit est envahi par une image très claire de graines de toutes sortes reposant dans mes mains en coupelle. Puis cette vision est suivie d’autres : Des trous dans la chaussée, les fausses plantes devant la bibliothèque, une aire de jeux pour enfant où le plastique s’effrite par endroits, laissant apparaître la terre ; partout où un coin de nature peut le plus facilement reprendre vie.
Et aux endroits où il n’y a pas de fissures, nous pourrons en créer d’autres en cassant un peu de béton par-ci par-là ! Enthousiaste, je me tourne vers Théo :
— Faut qu’on trouve des graines Théo !
— Des graines ? Des graines de quoi ?
— N’importe !
— Bah, et on trouve ça où ?
Tiens, c’est une bonne question. Une idée me vient immédiatement à l’esprit, mais j’hésite à la prononcer à haute voix :
— Dans le terrain vague ?
Théo grimace. Moi aussi. Mais l’érable a réussi à comprendre que je ne lui veux pas de mal, alors pourquoi pas l’herbe et les fleurs qui poussent là-bas ?
Agrippant fermement la main de Théo, j’indique à Sarah où on va, et nous partons rapidement vers notre petit enclos de verdure au milieu des immeubles. Une fois sur place, je m’accroupis en bordure du terrain, et tends ma main lentement vers les premières herbes, les effleurant tout en murmurant. Je ne sais pas pourquoi je murmure, je ne suis même pas certaine de ce que je dis, mais je sens que c’est ce qu’il faut faire.
Quelques herbes s’étirent et s’enroulent paresseusement autour de l’un de mes doigts. La lueur de la pleine lune baigne le gazon d’une lueur blanche qui le rend presque brillant. J’ai l’impression d’être dans un autre monde, un monde qui serait rempli de magie ; une magie apaisante et rayonnante. Je ferme les yeux, profitant du moment. Après quelques instants, elles se détachent de mes doigts.
— Est-ce que je peux m’avancer au milieu de vous ?
Je n’ai pas de vision cette fois-ci, mais j’entends la réponse au fond de mon cœur. Oui, les herbes sont d’accord, et elles m’acceptent.
J’ôte mes chaussures, Théo faisant de même, et place ma main dans la sienne pour nous avancer au milieu du terrain vague. Cette étendue de verdure qui a si souvent été le lieu de nos jeux, notre refuge, notre « cabane à ciel ouvert » plus ou moins secrète.
Notre agression de la veille, il y a si peu de temps, nous paraît de plus en plus lointaine au fur et à mesure de notre avancée. Nous nous allongeons sans nous concerter au milieu du terrain, et je ferme les yeux et respire, heureuse.
Je sens la main chaude de Théo dans la mienne, et l’herbe fraîche me caresse les pieds et le visage. Je suis entière, sereine. Nous ne parlons pas du tout, et ce n’est pas par crainte de perturber le silence, mais simplement parce que… comment dire ? En fait, en cet instant, nous sommes tellement en harmonie avec la nature que les mots sont devenus superflus.
Mon corps se remplit d’une énergie puissante. Cette magie de la terre, même si elle ne m’est pas inconnue, je réalise désormais que je ne lui ai jamais réellement prêté attention jusqu’à présent. Toutes ces petites étincelles de joie, cet instinct qui me fait si souvent sentir le parfum d’une fleur pour m’en enivrer. Je ressens tout ceci avec une puissance décuplée. Je me ressource totalement, ancrée dans le présent.
Je prends la décision de ne jamais oublier cette communion féérique avec la nature, et de la renouveler aussi souvent que possible à l’avenir. Nous profitons longuement de ces précieux moments. Une heure peut-être ? Jusqu’à ce que nous entendions la voix de Sarah qui nous interpelle au bord du terrain.
— Vous allez bien ? J’ai terminé avec l’avenue ! Ça a été super vite ! Les arbres sont en train de terminer le travail tout seuls.
Me réveillant tout à fait à ses mots, je me souviens subitement des graines. Me redressant, je fais un signe de main à Sarah pour lui indiquer que tout va bien, n’ayant pas envie de parler en cet instant. Puis je tends mes sens tout autour de moi, et interroge silencieusement la verdure qui s’étend : pouvez-vous nous donner des graines ? Nous voulons vous semer, vous éparpiller, vous faire vivre partout où vous n’êtes plus.
Et je suis entendue. Théo ouvre des yeux émerveillés alors que les pissenlits, les myosotis, les coquelicots, et tant d’autres fleurs dont je ne connais pas le nom, relâchent dans la nuit étoilée des myriades de petites graines.
Théo ôte alors sa veste, et commence à rassembler toutes les graines qu’il réussit à attraper, se servant de cet habit comme d’un filet à papillons. Je l’imite aussitôt, et Sarah fait de même. Une fois nos vêtements bien plus remplis de vie future que s’ils étaient restés sur notre dos, nous nous retrouvons tous les trois, et je remercie notre cher terrain vague, aussitôt imitée par Théo et Sarah.
— C’est super Théo et Lili ! On va pouvoir semer toutes ces graines ! Tu as une idée de l’endroit où on pourrait en semer par contre ? Il n’y a plus beaucoup de coins non bétonnés…
— Partout ! Regarde mieux Sarah ! Il y a des fissures dans les murs, des trous dans la chaussée, et puis, tu sais, même un peu de terre peut suffire à faire pousser une jolie fleur ou un brin d’herbe ! On pourrait en ramasser ?
— Moi je n’enlève pas mon pantalon pour emporter la terre ! s’exclame Théo, avec l’air cependant de réfléchir si cela n’en vaudrait pas néanmoins le coup.
J’éclate de rire.
— Tiens Théo, propose Sarah, porte mon balluchon, je vais me servir de la couverture que j’ai utilisée pour atténuer le son de la masse !
Puis, avant même que je puisse m’inquiéter, Sarah se baisse, et après une brève caresse et quelques mots murmurés, s’élance vers un coin du terrain vague qui est particulièrement vierge de toute herbe et autres fleurs. Ce qui n’est guère étonnant, puisque c’est un coin qui a servi de décharge à quelqu’un de vraiment dégueulasse.
Poussant les détritus du bout de sa botte — il faudra qu’on revienne ici pour débarrasser tout ça ! — elle commence à rassembler un beau petit tas de terre au milieu de sa couverture. Puis elle referme le tout et le porte sur son épaule.
— Et voilà ! C’est parti les enfants !
N’ayant qu’une seule main de disponible, elle ne peut ébouriffer que les cheveux de Théo, qui râle et me tire la langue lorsqu’il remarque mon sourire.
Le reste de la nuit se passe à parcourir notre quartier et à semer des graines à tout va. Lorsque nous nous trouvons devant de grands espaces sans la moindre petite anfractuosité dans le béton, Sarah intervient pour soit donner un coup de massue, soit éparpiller un peu de terre, sur laquelle nous semons nos graines. Lorsque nous retournons chez nous pour dormir, nous sommes épuisés, mais très heureux.
Chapitre 6 – La magie opère
Le lendemain, je suis réveillée de bonne heure par ma grand-mère, qui apparemment "ne tient plus".
— Je sais que tu es sortie hier soir jusque très tard ma chérie, et je suis désolée de te réveiller, mais lève-toi et va regarder par la fenêtre !
Je me redresse aussitôt, flanquant ma couette par terre dans ma hâte à parcourir les deux malheureux pas me séparant de ma fenêtre.
Du vert ! Du vert partout ! Et des couleurs aussi ! Devant ma fenêtre s'étale une longue pousse de lierre, et je vois en bas de notre immeuble des buissons sortis de terre, ainsi que des fleurs de toutes les couleurs !
— Mais… comment ?
— Je ne sais pas ce que tu as fait hier avec tes amis ma chérie, mais visiblement, ce n'était pas en vain ! Allez, tu t'habilles, on sort faire un tour !
Je m'habille le plus rapidement possible, et ronge mon frein en attendant que mon grand-père se prépare aussi. Qu'est-ce qu'il est lent ! Lorsqu'il a enfin terminé de s'habiller, je cours appeler l'ascenseur, puis sautille sur place en attendant qu'il arrive.
— Allez, va ! Descends par les escaliers et attends-nous en bas !
Lui offrant mon plus beau sourire, je lui jette un "merci Pépé" par-dessus mon épaule alors que je dévale les escaliers quatre à quatre.
À l'extérieur, c'est encore plus beau qu'à travers la fenêtre. Je ne peux m'empêcher de pousser des "oh ! ah !" partout où mes yeux se posent.
Et je ne suis pas la seule dans ce cas. Autour de moi, quelques exceptions se pressent, courant le long des trottoirs pour ne pas arriver trop en retard au boulot. Mais ils sont bien peu par rapport à d'habitude, et surtout, bien peu par rapport à ceux qui restent simplement plantés là à regarder ce miracle.
Il faut dire aussi que - dans cette rue-là au moins - personne ne peut rouler ! La chaussée s'est soulevée à plusieurs endroits, et il y a même des arbres au beau milieu de la route ! Incroyable ! Comment tout ceci a-t-il pu pousser aussi vite ? Mystère.
Je sens la main de Mémé sur mon épaule et me retourne vers elle, les larmes aux yeux. Je suis tellement heureuse !
— On a juste semé des graines Mémé !
— Et bien, visiblement, j'en connais qui n'attendaient que ce coup de pouce !
— Mais c'est dingue ! Tu te rends compte de la vitesse à laquelle tout a poussé ?
— Maintenant nous savons que notre belle terre a encore de l'énergie à revendre, en dessous de tout ce béton !
Prenant sa main, je lui fais comprendre sans avoir besoin de parler que je veux aller chez Théo et Sarah. On y va donc tous les trois, à une allure d'escargot pour respecter les difficultés qu'ont mes grands-parents à marcher ; ce qui nous permet d'observer tranquillement toutes les merveilles qui nous entourent désormais.
Arrivés au pied de l'immeuble de mes amis, je monte seule au deuxième étage, et frappe violemment – oui, je sais aussi cogner doucement, c'est juste que je n'y pense jamais – sur leur porte d'entrée.
Cette fois-ci, Sarah ne traîne pas à m'ouvrir, et n'est absolument pas énervée.
— Sarah ! Pourquoi vous n’êtes pas dehors ! T'as vu ?
— Bien sûr que j'ai vu, mais je ne voulais pas laisser Théo tout seul à la maison !
— Il dort encore ? Attends, tu vas voir comment je vais le réveiller moi !
Un sourire espiègle sur le visage, je m'approche de la cuisine et remplis un verre d'eau. Puis je me dirige vers la chambre de Théo et pousse sa porte, qui est bizarrement déjà entrouverte… pour me prendre une serpillière trempée sur la tête.
— Ah !
— Ah ah ! J'étais sûr que tu voulais me réveiller avec un verre d'eau !
— Si t'es réveillé, pourquoi tu restes au lit ?
— J'ai dû te sentir venir, je me suis réveillé il y a cinq minutes.
Regardant les rideaux encore tirés de sa chambre, je réalise qu'il ne sait donc encore rien.
— Théo, j'ai une surprise pour toi. Habille-toi et mets un bandeau sur les yeux !
— Un bandeau ? Pour quoi faire ?
— C'est une surprise je te dis !
Entrant derrière moi, Sarah promet à son frère que c'est une bonne surprise. En même pas deux minutes, il est prêt. Lorsqu'on l'emmène dans les escaliers, il comprend que ce qu'il doit voir se trouve dehors, et se met à proposer tout et n'importe quoi.
— Les graines ont déjà germé ? La police est là pour nous arrêter ? Ton copain l'arbre est en train de danser au beau milieu de la route ?
Je l'arrête à cette dernière supposition alors même qu'on met les pieds dehors.
— Presque !
— Comment ça presq-
Il ne termine jamais sa phrase, puisque je viens de lui ôter son bandeau et qu'il reste bouche bée et muet de stupéfaction devant l'extraordinaire spectacle. Tous les cinq, nous partons faire le tour du quartier que nous avons ensemencé. C'est miraculeux.
Voyant le premier arbre avec lequel j'ai réussi à communiquer, je me précipite vers lui, sans aucune peur ni réserve, et l'étreins à en rompre l'écorce. Je lui murmure "Merci" tout doucement, et il me répond en m'envoyant une image dans mon esprit : je me vois avec une couronne de fleurs tressées sur la tête.
Relâchant mon étreinte, je m'éloigne et sens quelque chose dans mes cheveux. Je tâte ma tête. Tout doucement au début, puis plus rapidement, des fleurs sont en train de pousser dans mes cheveux, se tressant d'elles-mêmes, je sens leurs fragrances envahir mes narines de parfums tous plus délicats les uns que les autres. Une couronne de fleurs !
Me retournant vers l'arbre, ayant reconnu son merci pour ce qu'il est, je lui crie cette fois-ci "de rien !" avant de retrouver mes grands-parents et mes amis. Nous sommes tous tellement heureux ! Comment avons-nous pu ne pas réaliser plus tôt à quel point la nature est indispensable dans nos vies ?
Les êtres humains sont peut-être actuellement les ennemis de la nature, mais nous pouvons fort bien redevenir leurs amis avec un minimum d’efforts !
Les autres quartiers qui jouxtent le nôtre ne sont pas aussi verdoyants, mais j'aperçois tout de même quelques pousses éparses, quelques craquements prononcés dans le bitume qui n'étaient certainement pas présents la veille.
C'est décidé ! Ce soir, nous ferons un autre quartier !
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