Rira bien qui rira le dernier

J’étais ivre. Comme un pourceau. Cependant, mes pensées ne s’arrêtaient pas pour autant. Elles détalaient à vive allure, emballées comme un cheval dont on aurait claqué la croupe. Courbé sur mon écritoire, la chaînette de mes précieuses lunettes caressait le parchemin sur lequel je dessinais de mémoire. L’horrible créature inconnue que j’avais croisée dans cette ruelle obscure et la nuit noire prenait irrémédiablement forme sous ma plume.
Humanoïde, elle était nettement humanoïde. Et pourtant, mon sang s’était figé dès que mon regard avait effleuré sa silhouette et croisé ces deux iris noir d’encre enfoncés dans leurs orbites inhumaines.
Quelle était donc cette diablerie ? Je ne le savais pas, et craignais de le savoir tout à la fois. À ma grande honte, j’avais fui devant l’apparition. J’avais fui et m’étais réfugié bien à l’abri dans cette petite pièce en sous-pente que je louais pour quelques sous à la semaine depuis ma ruine.
Une douleur soudaine me vrilla le crâne. L’un des désagréments de l’alcool.
Ma plume trembla et je la levais prestement avant qu’elle ne tache mon croquis. À la lueur de ma maigre bougie, la créature me rendait mon regard : elle était hideuse et horrifiante, mais curieusement, semblait tout aussi effrayée que moi. Avais-je involontairement prêté ces sentiments à la créature ? Ou était-elle simplement, à mon image, une âme perdue et rejetée par les siens ?
La honte posa ses crocs sur ma gorge, l’enserrant et la nouant. Pourquoi avoir fui ? Moi ? Un érudit ? Méritais-je seulement encore ce titre ? Fuir n’avait pourtant jamais été dans ma nature profonde. Fallait-il que je sois tombé bien bas pour que mes jambes flageolent ainsi devant l’inconnu.
Mes anciens associés se gausseraient s’ils pouvaient me voir dans cette situation. Couard. J’avais toujours été le plus arrogant de nous trois, le plus audacieux dans nos recherches. N’étais-je désormais plus qu’un couard ? Un couard alcoolique qui plus est.
Cette créature. Malgré mon esprit embrumé par l’alcool, je continuais de la fixer dans ma mémoire, ne souhaitant pas en oublier le moindre détail, le moindre élément qui me permettrait de l’identifier de façon certaine.
Il me fallait la revoir, l’affronter et la cataloguer.
J’avais bien lu les rapports et les croquis faits par les expéditions aux Amériques de ces « singes », curieuses créatures de cette terre lointaine. Se pouvait-il que ce soit l’un d’entre eux ? Échappé de je ne sais quelle obscure cave ? C’était une possibilité non négligeable. Et pourtant, je n’en croyais rien. Les descriptions de ces « singes » les présentaient comme des créatures humanoïdes, certes, mais pas plus grandes que des enfants. Et surtout, très agiles. Celle que j’avais croisée m’avait semblé plus pataude que véloce.
Je m’étonnais que de tels souvenirs me reviennent, alors même que je ne l’avais réellement qu’entraperçue. Mimétisme ? Tentative puérile de l’humaniser dans l'espoir de mieux pouvoir affronter son souvenir ? Je ne saurais le dire. Et là était bien le problème. Parce qu’il me fallait cette réponse, il me fallait savoir. Et pour savoir, il me faudrait la revoir, afin d’en avoir le cœur net et l’esprit tranquille.
Je tentais de me lever de ma chaise impulsivement, mais aucun de mes muscles ne daigna faire le moindre mouvement. Je me rendais à l’évidence : mon esprit voulait partir à sa recherche immédiatement, mais pas mon corps ni mon cœur. J’étais hésitant et réticent à l’idée de ressortir dans la nuit. Un peu de courage, que diable ! Allons, j'avais besoin d'un plan. Ou au moins, de patience pour guetter le soleil levant. Je me mis à rire à cette pensée incongrue. Attendre que le jour se lève ? Comme si une telle monstruosité pouvait vadrouiller sans risque dans la capitale en pleine journée ! Même moi je ne m’y risquais plus.
Ma couardise me débectait. J’avais honte. Tellement honte. D’être un pleutre, mais également d’avoir perdu mon salaire et été moqué par mes pairs. Je voyais encore leurs rictus sardoniques accrochés à leurs lèvres bavant leurs railleries sur moi. Ils n’avaient pas empêché mes recherches, mais dès lors qu’elles avaient été repérées par les autorités, ils avaient nié et m’avaient affublé des pires maux, des pires insultes. « foutraque » « extravagant » « détraqué », des mots qui résonnaient perpétuellement à mes oreilles, telle une vieille rengaine malsaine.
Cette monstruosité m’apporterait peut-être la rédemption à laquelle j’aspirais tant. Je n’avais pas le choix, je devais impérativement y retourner et la capturer. Je sentais bien qu’il s’agissait là de ma dernière chance. Ramener cette créature exotique me vaudrait certainement une recommandation. Pas les félicitations, je n’en demandais pas tant, mais au moins une recommandation pour retrouver un poste digne de son nom. Et surtout, ôter cette accusation de sorcellerie des registres officiels. Jamais je ne pourrais récupérer mon honneur et ma vie tant que cette tâche resterait dans les archives.
Sorcellerie, moi ! Nous vivions décidément une époque bien sombre pour que mes recherches soient ainsi taxées de sorcellerie dès lors qu’elles n’étaient approuvées par l’église. Nous savions pourtant tous que les expériences étaient indispensables à l’avancée des connaissances. Malgré cela, notre mécène, qui nous avait toujours soutenus jusqu’à présent, avait exigé mon retrait de nos travaux en cours sans le moindre remords à mon égard.
Les deux autres n’étaient que de misérables sans renom. Intelligents, je ne pouvais leur ôter ça, mais ils n’étaient rien comparé à moi. Si je retrouvais cette diablerie, ils ne pourraient plus se gausser. Il me fallait prendre ma revanche, et leur prouver que je n’étais pas un imbécile. Mes expériences n’étaient pas inutiles, et je le leur prouverais ! Rira bien qui rira le dernier !
La tête me tournait, mais l’espoir d’une possible rédemption me faisait gagner en force. Il me fallait sortir cette nuit, tant qu’il me restait encore quelques miettes de courage. J’avais toujours le vieux pistolet à rouet que m’avait légué mon père avant qu’il ne parte crever dans la Creuse. À l’époque, il m’avait proposé de l’accompagner dans sa retraite. J’avais refusé, arguant de mes importantes recherches à poursuivre.
Recherches qui ne m’avaient apporté que l’opprobre et les railleries… Mais qu’importe. Le passé était le passé. Rien de cela ne conservait d’importance. La seule chose qui m’importait désormais, c’était de retrouver ce monstre.
Je n’étais pas un pleutre. D’une main tremblante, je dégageais le vieux pistolet des guenilles où je l’avais conservé précieusement. Il était lourd et rassurant. Après un rapide coup d’œil sur l’arme, je m’emparais également du pot-de-vin que je m’étais dégoté plus tôt dans la nuit. Une ou deux gorgées ne me feraient pas de mal. Pour me réchauffer. Pour calmer les coups de boutoir dans mon crâne. Me glissant dehors, je pris une dernière lampée avant de réaliser que la bouteille était vide. Déjà. Je la balançais dans un coin. Il m’en faudrait une autre. Juste pour me réchauffer.
Je frissonnais. Il me fallut une bonne minute à l'extérieur avant que ma vue ne s'adapte à la nuit, me permettant de me déplacer sans trébucher sur les détritus. Je n’habitais pas le meilleur quartier. Où avais-je donc vu cette créature ? Fouillant mes souvenirs, je me souvins de la taverne derrière laquelle j’avais ramassé ma vinasse avant de tomber nez à nez sur le singe. Oui, je l’appellerai le singe en attendant d’en savoir plus. Cela m’effrayait moins que « la créature » ou « le monstre ». Après tout, peut-être était-il simplement d’une race de singe présentement inconnue, qui serait parvenue jusqu’ici en compagnie d’un saltimbanque.
Ma tête était aussi pâteuse que ma langue. J’étais toujours saoul. Pas assez à mon goût, mais suffisamment pour que je fasse fis de mon appréhension et me dirige droit vers le dernier endroit de notre rencontre, le singe et moi.
Je mis plus de temps que prévu pour atteindre mon objectif, mais au moins je n’avais pas fait demi-tour. J’étais encore un chercheur, un vrai ! Ah ah ah ! Je me rengorgeais à cette pensée : l’esprit avait vaincu les entrailles. J’avais été, j’étais, et serais toujours un chercheur dans l’âme. Qu’importe mes craintes, puisque j’étais capable de les surmonter. Ce n’étaient pas elles qui resteraient dans les mémoires, mais bien ma capture de ce singe.
J’avais décidé de le tuer à vue. Je n’avais pas de raisons de prendre le moindre risque inutile. Après tout, le cadavre d’un grand singe serait suffisant pour ce que je souhaitais en faire. Le disséquer et l’exhiber à la vue de tous.
Je m’arrêtais. Si je le tuais, je ne pourrais pas faire d’expériences sur mon singe. Pourquoi ne pas tenter de le capturer vivant ? J’hésitais, puis décidais de continuer mon chemin et de voir déjà si je parvenais à le retrouver. Je réalisais un peu tardivement que j’étais certainement optimiste en supposant qu’il serait toujours au même endroit, à m’attendre tranquillement.
L’alcool se dissipait-il pour que l’angoisse m’étreigne à ce point le cœur ? Je me cognais le torse de mon poing serré, tentant d’éloigner la pression qui m’étouffait à moitié, lorsqu’il m’apparut soudain que j’étais tout aussi angoissé à l’idée de le trouver qu’à l’idée de ne jamais le revoir. Laissant tranquille ma poitrine pour frapper à la porte de la taverne, j’entendis des cris m’enjoignant d’aller me coucher et de laisser les pauvres gens dormir. C’est vrai, j’avais oublié. Tout à l’heure aussi ils avaient crié. N’avaient-ils pas même hurlé ? Je me souvenais vaguement de hurlements qui n’étaient pas les miens. Peut-être avaient-ils, eux aussi, aperçu la créature. Je veux dire : le singe.
Bah. Au moins étais-je arrivé à ma destination finale.
Et il n’y avait pas de singe. Bien sûr. Lui aussi avait fui. Pleutre autant que moi. Ou étais-je pleutre autant que lui ? Je ne le savais pas, mais de le savoir aussi trouillard me confortait dans l’idée que je pourrais peut-être le capturer si je le retrouvais. En le blessant. Une balle dans l’un de ses membres inférieurs serait amplement suffisante pour l’empêcher de fuir. Le bruit attirerait peut-être l’attention, mais après tout, tant mieux, cela m’apporterait l’aide nécessaire pour sa capture.
L’emporter jusqu’au-devant de mes anciens collègues ne devrait pas être une tâche insurmontable si nous étions plusieurs pour la maîtriser. Un haut-le-cœur me prit subitement et je me tournais vers le mur pour vomir. Si seulement je pouvais le retrouv-
Je m’arrêtais. Mes pensées figées, enraillées. La créature était là, face à moi. Une fois ma sidération passée, je sortis mon arme, la pointant droit devant moi.
Elle fit de même.
Je clignais des yeux, mais l’horrible vision ne disparut pas. Ma main tenant l’arme trembla furieusement. Face à moi, l’arme du monstre fit de même.
Dans un état second, je tendais mon autre main et touchais la vitre crasseuse qui renvoyait mon reflet de façon omineuse. Me reculant enfin avec un sursaut, je touchais alors mon visage, sans détacher mes yeux de l’horrifiante monstruosité qui faisait de même face à moi. Sous mes doigts, je sentis les longs poils de mes joues, mon nez, mon front.
Le pistolet toujours dirigé droit vers mon triste reflet, je me souvins alors pourquoi je buvais jusqu’à en perdre conscience. Je me souvins de ma dernière expérience, celle que j’avais réalisée sur moi-même dans un élan qui ne pouvait être que diabolique.
Réalisant alors que tirer sur cette pauvre vitre ne ferait rien pour éliminer la créature, je me mis à rire, rire, et rire encore sans discontinuer.
Puis dans un hoquet, je retournais l’arme sur moi et tirais.
Crédit : Photo de Joshua J. Cotten sur Unsplash
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