Cette nouvelle a été écrite pour un appel à texte dans lequel il fallait placer "c'est toujours aux instants les plus pathétiques que les ânes se mettent à braire".

Pour une paire de bottes


Il ne s’était pas attendu à se voir offrir la lune et ses étoiles lorsqu’il s’était présenté à la gendarmerie de cette petite ville banlieusarde. Mais cela ne l’empêcha pas de reculer malgré lui devant l’haleine de chacal de son collègue éloigné. Qu’il aurait d'ailleurs préféré un peu plus lointain en cet instant.
Il se retint de se boucher le nez et s’efforça de respirer par la bouche.
L’autre l’accueillit comme il se devait, avec un bel accent aggravé par la picole et les tics de langage :
— Aaaaah ! Vous v’là enfin arrivé commissaire ! C’est que j’vous attendais avec impatience v’savez hein ? C’est que c’est pas tous les jours qu’on a des cas comme lui hein ?
Sûr que par ici ils devaient être plus habitués aux poivrots et aux accidents crétins qu’aux meurtres.
— Brigadier-chef Potron ? tentais-je.
Il priait pour que ce ne soit pas lui, mais il n’y avait guère de doute, bien que son vieux pull à col bien plus élimé que roulé l’empêcha de voir ses galons. Si tant est qu’il portât un uniforme conforme sous ce truc informe.
— C’est bien moi ! Ah ah ! Bon ben vous allez vous asseoir boire un coup histoire de vous réchauffer un peu hein ?
Ah ça, c’est sûr qu’il avait pris le temps de bien se réchauffer le pochtron. Enfin, le Potron.
— Je préfère aller directement sur la scène de crime si ça ne vous dérange pas.
— Vraiment ? Bah ok alors, j’vais vous y conduire fissa hein ?
Conduire ? Sérieusement ? Il força un sourire à s’afficher sur son visage habituellement figé dans une perpétuelle moue épuisée. Mieux valait éviter de braquer le vieux, c’était le chef ici après tout.
— Ça ira ne vous en faites pas ! Donnez-moi juste les clés et l’adresse exacte.
— Z’êtes sûr ? Ça m’dérange pas hein ?
— Sûr et certain !
Aussi sûr qu’il allait finir par avoir une crampe aux joues si jamais il devait faire le faux cul plus longtemps devant cet ivrogne.
Il accepta les clés en dissimulant sa grimace de dégoût sous son sourire qui devenait de plus en plus asymétrique. Une fois enfin seul dehors, il se massa les deux joues vigoureusement avant de grimacer tout son saoul.
Il se serait bien mis des claques, mais il avait peur de se déboîter la mâchoire à taper trop fort. C’était déjà arrivé.
Lorsqu’il arriva à la bonne adresse, il fut surpris par la couche de neige épaisse présente dans le parc. Et plus précisément par un détail qui le frappa aussitôt : Comment se faisait-il qu’il n’y avait aucune trace de pas alors que la neige avait cessé de tomber depuis la veille au soir ?
Une fois en vue de la rubalise, il oublia ce détail, passa rapidement sous le ruban et commença à observer le cadavre. À plat ventre dans la neige sous un arbre dépouillé. Il avait l’air aussi bien sapé qu’un épouvantail tout en était aussi raide. Flippant. Il avait l’impression d’avoir sous les yeux un épouvantail fait de chair.
— Hey vous là, vous approchez pas ! Scène de crime ! Repassez derrière le ruban !
Visiblement il y avait bien quelqu’un. Il devait donc y avoir deux entrées à ce parc et bien sûr le chef ne l’avait pas envoyé du bon côté.
— Commissaire François Lenormand, lança-t-il laconiquement sans même jeter un regard sur le pauvre planton qui devait être là depuis plusieurs heures.
— Ah ! Monsieur le commissaire ! Bonjour ! Je suis le brigadier Clément !
Brigadier ? Et il n’avait rien d’autre à faire que surveiller le macchabée ? Il releva les yeux juste à temps pour voir l’homme tendre vers lui une main empaquetée dans une moufle d’une ampleur qui semblait démesurée. Il accepta néanmoins la main tendue. Avant de la relâcher aussitôt.
— Putain ! lâcha-t-il tout en reculant d’un pas, éberlué.
— Ah ! C’est chaud pas vrai ? Ce sont des moufles chauffantes ! Génial non ?
Celle-là on ne la lui avait encore jamais faite. Il ferma les yeux brièvement.
— Oui. Génial. Et donc, vous pouvez me dire quoi de ce gars-là ?
L’homme emmitouflé sous au moins trois couches de doudounes diverses sembla un peu déçu de ne pas être félicité pour ses ingénieuses moufles.
— Et bien, il est mort, mais on ne sait pas quand. Parce que, voyez, il est tout rigide, mais avec ce froid…
Sans blague. Idiot.
— Je vois. Quoi d’autre ?
— Hum… ben… il est encore habillé ?
Le planton regardait le cadavre d’un air pensif.
Il lui faisait quoi là ?
— Non, mais je ne vous demande pas de me le décrire, je vous demande ce que vous savez de lui ? C’est quoi son nom, il vient d’où, c’est quand la dernière fois qu’il a été vu ?
Il en regrettait presque de ne pas avoir traîné le brigadier-chef avec lui. Sauf qu’il n’aurait probablement pas survécu au trajet enfermé avec lui dans la bagnole, il aurait fini pompette et dans le fossé.
— Oui monsieur le commissaire ! Il s’appelle Barnabé, c’est le clodo du parc, et il a été vu pour la dernière fois je ne sais pas quand.
— Quoi ? Vous voulez dire qu’il vivait ici ? Avec cette neige ? Y compris la nuit ?
— Oui monsieur ! Enfin… je crois ? C’est vrai qu’avec cette neige… il aurait dû mourir de froid au lieu de mourir la tête éclatée c’est ça que vous voulez dire ?
Il comprenait surtout que le brigadier Clément ne connaissait pas les planques de ce SDF et que le mobile de l’assassin n’était pas clair du tout. Qui pourrait bien en vouloir à un pauvre gars comme ça ?
— C’est tout ? Je suis le premier à avoir examiné la victime ?
— Ben non, le chef est passé par ici aussi. Mais il n’a rien dit.
Seul le chef était venu ? Mais c’était quoi alors toutes ses traces de pas autour du cadavre ? Il avait comme un mauvais pressentiment.
— Qui c’est qui l’a découvert ?
— Moi monsieur !
Il avait l’air très fier de lui le bougre.
— C’est vous aussi qui avez piétiné tout autour du cadavre ?
— Oui monsieur ! J’ai aplati la neige pour que le chef puisse mieux circuler et observer ! Mais je lui ai dit de ne pas toucher au cadavre ! J’ai bien fait hein ?
Il ne savait plus s’il devait lui foutre une baffe ou le remercier. C’est sûr que ça aurait pu être pire. Ça peut toujours être pire. Mais merde, si seulement un jour il arrivait sur une scène de crime respectée, il sortirait le champagne pour arroser le cadavre putain.
— Et l’arbre ?
— Monsieur ?
— Votre gars il est situé juste sous un arbre, il ne serait pas juste tombé de l’arbre des fois par hasard ?
— Ben c’est bien ce qu’on pense oui monsieur !
Il devait être en train de rêver.
— Mais vous m’avez fait appeler pour homicide probable ?
— C’est parce qu’on a un témoin !
— Un témoin ?
— Oui monsieur, y a quelqu’un qui a téléphoné pour dire que c’est quelqu’un qui l’a tué.
Putain. Il n’était même pas encore midi qu’il était déjà crevé.
— Et ce quelqu’un, il a donné son nom ?
— Ben non monsieur le com-
— C’EST LUI QUI L’A TUÉ !
Le hurlement soudain à quelques centimètres de ses oreilles le fit se retourner si vite qu’il se retrouva le cul dans la neige.
— Merde !
— Vous devriez pas jurer vous savez, vous êtes l’autorité, vous devriez montrer le bon exemple.
D’où qu’elle sortait cette mémé ?
— Mais… mamie ? Qu’est-ce que tu fais ici ?
— C’est toi qui l’as tué le Barnabé, j’ai tout vu !
La surprise du planton semblait réelle. Il se redressa, époussetant son derrière tout en grommelant des imprécations pas très chrétiennes.
— Brigadier Clément ?
— …
Le pauvre bougre en restait apparemment sans voix.
— Brigadier Clément, où étiez-vous hier à…
Zut, il n’avait pas l’heure du crime. Et puis avec ce froid, impossible d’avoir une véritable estimation alors-
— C’est vrai que j’ai vu le Barnabé hier monsieur, mais il était bien vivant quand je l’ai quitté ! Je vous le jure ! Et puis le Barnabé je n’ai rien contre lui moi, je vois pas pourquoi mamie elle dit ça !
Il le laissa déblatérer, attendant patiemment qu’il commette une erreur. Il y eut un instant de flottement pendant lequel il crut qu’il avait terminé sa logorrhée, mais il se contenta de se tourner vers sa mémé avant de poursuivre :
— Mamie, qu’est-ce que tu racontes, j’ai tué personne moi ! Tu sais bien que je ne ferais pas de mal à une mouche ! Enfin, peut-être pas le bon exemple les mouches, mais je ferais jamais rien de mal à un humain quand même mamie !
La petite mémé n’avait pas l’air du même avis que son petit-fils.
— C’est lui qui l’a tué monsieur le commissaire ! C’est rien qu’un bon à rien ! Le Barnabé, il était gentil, lui au moins ! Pas comme toi, mon Clément !
— Mais mamie, tu ne serais pas devenue folle un peu !
— Oh ! Espèce de sacripant !
Il avait juste envie de fermer les yeux. C’est toujours aux instants les plus pathétiques que les ânes se mettent à braire. Et il n’y avait pas grand-chose à faire dans ces cas-là que de braire encore plus fort qu’eux histoire qu’ils calment enfin leurs invectives. C’est qu’il en avait les oreilles qui bourdonnaient à force.
— VOS GUEULES !
Une fois les deux paires d’yeux indignées braquées sur lui, il reprit plus calmement, se forçant même à un petit rictus destiné à les apaiser. Pas sûr que ce soit suffisant, mais c’était tout ce qu’il était capable de produire par ce froid.
— Madame, est-ce que c’est vous qui avez signalé le crime ?
— Oui c’est bien moi monsieur le commissaire. J’aurais bien dit au brigadier-chef directement, mais j’avais pas confiance, voyez, vu que le criminel c’est mon petit-fils et qu’il est brigadier aussi. Alors j’ai fait un appel anonyme comme on dit.
— Vous avez vu votre petit-fils tuer cet homme ?
— Oui ! Il a refusé catégoriquement de lui filer ses chaussures au Barnabé !
Hein ?
— Ses chaussures ?
— Oui monsieur le commissaire ! Le Barnabé il avait froid aux pieds, et les chaussures de mon Clément, elles sont bien fourrées et tout et-
— Mais mamie ! Ce sont mes chaussures ! Je lui ai dit qu’il n’avait qu’à aller s’en acheter et puis c’est tout ! Pourquoi t’aurais voulu que je lui refile mes chaussures !
Ils étaient dingues tous les deux. Il n’y avait pas d’autre explication possible. Il secoua la tête et essaya néanmoins de confirmer ce qu’il redoutait.
— Madame, refuser de donner ses chaussures à quelqu’un d’autre, ce n’est pas un crime ?
— Mais le Barnabé il avait froid aux pieds ! Alors il a grimpé dans l’arbre pis il est tombé ! Il serait pas grimpé dans l’arbre s’il avait pas eu froid aux pieds voyez ?
Il ferma les yeux et tourna les talons, ignorant sciemment les braiments qui continuaient derrière lui. Il n’avait qu’une envie : foutre le camp d’ici au plus vite. Tout ça pour une putain de paire de bottes.
Crédit : Photo de Maxim Hopman sur Unsplash
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