Cette nouvelle a été écrite pour un appel à texte du Dauphiné Libéré ayant pour thème "montagnes et imaginaire". Il a passé la première sélection ⭐ (15 textes retenus sur 331 reçus), mais n’a pas gagné le concours.

L'écho d'un rire


Fermant les yeux, je baissais brièvement mon cache-cou et respirais profondément cet air si pur qui n’existe qu’en haute montagne, avant de me couvrir de nouveau. Ce froid intense qui griffait mes joues et glissait dans mes poumons tel de la lave incandescente était une des rares joies immaculées de ma vie. Ne plus réussir à faire la différence entre mes ressentis m’enthousiasmait tant que j’en rirais, laissant l’écho de ma joie rebondir entre les parois abruptes, risquant l’avalanche.
Cependant, cette fois-ci encore, je retins mon rire, et me contentais de sourire, appelant mes chiens auprès de moi pour les caresser nonchalamment, laissant Darla et Phinx m’aider à monter cette pente neigeuse particulièrement ardue. Après tout, l’heure n’était pas au rire et j’étais attendu.
Vous pourriez me prendre pour un insensé, mais bien au contraire, je côtoyais trop la mort pour toujours prendre garde à ne jamais me laisser déborder, à ne jamais oublier à quel point la démarcation entre la joie et l’extase, entre la vie et la mort, était fine et fragile. Alors je retenais mes rires.
La mort était mon quotidien depuis si longtemps qu’elle était devenue une vieille amie. J’avais beau habiter dans un coin reculé, j’étais le seul embaumeur à des kilomètres à la ronde. Alors je les voyais tous, une fois que la vie les avait quittés, quelle qu’en soit la raison, car on m’apportait leurs dépouilles. Cependant, avec mon diplôme de médecin légiste, il arrivait aussi parfois que la gendarmerie fasse appel à moi, comme maintenant, directement sur le lieu d’un accident.
Un corps retrouvé en montagne, lorsqu’il y avait un récent disparu, n’était guère une énigme. Mais lorsqu’il n’y en avait pas, il me fallait faire un vrai travail d’enquête. Depuis combien de temps était-il décédé ? À quel endroit était-il réellement mort ? Qui était-ce ? Et surtout, de quoi était-il mort ?
Il y avait tant de raisons pour mourir en montagne. L’accident était le plus fréquent bien sûr, mais j’avais déjà connu des cas de suicides, un cas de meurtre, et même un cas de trop forte alcoolisation. Oui, parce qu’il était hors de question que je classe ce dernier cas avec les accidents ou les suicides. Se promener en haute montagne en claquettes chaussettes, c’était hors-norme, même pour moi qui avais l’habitude de mettre les cadavres dans des petites cases.
— Allez Darla ! Phinx ! Encore un effort ! encourageais-je mes chiens.
Je ne devrais pas tarder à les voir. C’était vraiment un sacré hasard que ce cadavre ait été repéré si loin du chemin habituel. Il était dans un creux du Grand Glacier, celui qui reculait d’année en année à cause du réchauffement climatique. Bientôt il n’en resterait rien. Il y a encore quelques années, j’avais bien espéré mourir avant de le voir disparaître complètement. Mais désormais je n’avais plus d’illusions. C’était comme si le temps s’accélérait, s’emballant comme un cœur qui aurait été brisé de trop nombreuses fois, mais qui espérait encore survivre un peu plus longtemps, juste un tout petit peu plus longtemps.
Les capuches fourrées des deux fonctionnaires m’apparurent bien avant le rubalise. Je souris. Ce n’était pas comme si quelqu’un allait venir fureter par ici et déranger la « zone de crime » comme ils aimaient appeler ça.
— Ah vous voilà enfin monsieur Crochard ! s’exclama le plus joyeux des deux, le brigadier-chef.
L’autre, le sous-brigadier, regarda son collègue avec comme un petit air de reproche. Je pouvais comprendre les deux réactions. Ce besoin de plaisanter face à la mort tout autant que celui de rendre hommage au défunt avec dignité et sérieux. Il n’était pas aisé de naviguer entre les deux sans verser ni trop d’un côté ni trop de l’autre. Je pensais, sans fierté aucune, y parvenir plutôt assez bien.
— C’est que ça faisait un bout que je n’étais pas venu par ici vous savez, lançais-je poliment, gardant mon sourire à la fois restreint et respectueux.
Le sous-brigadier hocha la tête d’un air compatissant tandis que le brigadier-chef commençait déjà le récit de sa découverte à grand renfort de gestes. C’était donc lui qui l’avait découvert ainsi ? Curieux hasard.
Je rendis son regard au plus taciturne des deux hommes tout en écoutant son chef. Je me demandais si le sous-brigadier connaissait la raison pour laquelle cela faisait si longtemps que je n’étais pas venu voir le glacier. Probablement. Je n’étais pas le seul à qui cette vision brisait le cœur un peu plus à chaque fois. Et aujourd’hui c’était encore pire. De voir ce trou béant au beau milieu de ce qui avait été un si beau torrent de glace était déchirant. Mais d’y voir un cadavre en son cœur ? Il n’y avait pas de mots pour décrire une telle horreur.
Je passais sous le ruban pour m’approcher du pauvre bougre venant de révéler sa mort au monde. Je n’eus pas besoin d’aller bien loin pour réaliser qu’il n’était pas récent. Mais alors vraiment pas. Combien de temps était-il resté ainsi piégé dans la glace ?
Je me tournais vers le brigadier-chef, interrompant son monologue trop excité pour ce lieu.
— Vous avez regardé ses affaires ?
Il hocha et secoua la tête d’un même mouvement, ce qui me fit presque rire. Je me faisais vieux certainement, rire devant un cadavre, ce n’était pourtant pas mon genre.
— Un peu, mais pas trop. Il n’a pas de poches, et je n’ai pas osé défaire plus avant ses vêtements.
Comme je le disais, il y a ceux qui préfèrent rire face à la mort et ceux qui restent solennels. Mais dans les deux cas, le respect est là, et c’est bien là le plus important.
— Vous avez bien fait. Je vais juste regarder ce que je peux ici et puis on le descendra, c’est ce qu’il y a de mieux à faire je pense.
— Il est là depuis un bout hein ?
— On dirait bien.
Je fronçais les sourcils. Il était là depuis un sacré bout, cela ne faisait aucun doute vu ses vêtements, mais il y avait autre chose… Son visage. Son visage était entièrement grêlé de boutons, ou de boursouflures. Cela restait difficile à savoir malgré son excellente conservation. Je me penchais au plus près, réfléchissant tout en l’observant attentivement.
Mes études de médecine remontaient à bien longtemps, mais je fus soudain pris d’un frisson à l’idée qui me traversa l’esprit de façon fugitive. Et ce frisson-là était bien plus violent qu’aucun de ceux provoqués par le froid de la haute montagne. Avoir l’habitude de côtoyer la mort ne signifiait pas pour autant ne pas en avoir une peur instinctive.
Je reculais, m’éloignant du cadavre précipitamment, tout en sachant bien qu’il était déjà trop tard.
— Sous-brigadier ? demandais-je, et je fus assez fier de remarquer que ma voix ne tremblait pas.
— Oui ?
— Avez-vous également touché le cadavre ?
Je le vis se raidir et son chef se redresser.
— Non.
— Avez-vous touché le chef depuis qu’il a touché le cadavre ?
Ils étaient en train de virer de couleur tous les deux. Et je n’étais certainement guère mieux. Nous étions peut-être même plus pâles que ce pauvre glacier mourant en cet instant.
— Non.
— Parfait. Restez éloigné de nous et prévenez le CDC que nous avons une suspicion de variole. Pas celle du singe, l’ancienne.
Quelles étaient nos chances de survie ? La première chose que je savais au sujet de la variole était que je n’avais jamais été vacciné contre, puisque cette maladie était considérée comme éradiquée depuis bien longtemps. La deuxième, c’était qu’à son époque, elle avait causé des millions de morts.
Cette fois-ci, je ne pus mon empêcher mon rire d’exploser bien malgré moi. La mort était une amie depuis bien longtemps, et pourtant, une fois encore, peut-être pour la dernière fois, elle avait réussi à me surprendre.
Finalement, je ne le verrais peut-être pas disparaître de mon vivant, ce glacier.
Crédit : Photo de Wild_er sur Unsplash
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