Le bout du monde

Il ne sentait plus ni ses pieds ni ses doigts, mais il continuait à marcher, à avancer, à tenir le coup malgré tout, boussole bien calée au creux de son gant. Il savait qu’il ne sortirait pas vivant de cette expédition, mais son besoin de savoir n’en était que plus intense. Il n’avait plus rien à perdre, il avait déjà tout perdu : toute son équipe était décédée, puis les chiens s’étaient enfuis. Ou était-ce l’inverse ? Qu’importe, il était seul survivant et tout ce qu’il souhaitait maintenant, c’était avoir enfin la réponse à la question qui les avait poussés, lui et son équipe, à explorer cet immense et bien trop vaste inconnu qu’était le Grand Nord : qu’y avait-il au Pôle Nord ? Que pointaient donc les boussoles inlassablement ?
Personnellement, il avait toujours imaginé une montagne, une gigantesque montagne. Les scientifiques de la jeune génération pensaient, eux, qu’ils rencontreraient un océan qui ne serait pas franchissable. Quant aux nomades autochtones qu’ils avaient croisés, ils imaginaient des créatures aussi fantastiques qu’improbables.
Mais lui, l’image de cette montagne immense et magnifique ne le quittait pas. Et il voulait la voir, il voulait atteindre ce Pôle et l’admirer. C’était ce qui le poussait à avancer, malgré la fatigue et la triste certitude qu’aujourd’hui était son dernier jour.
Sa boussole ne quittait plus sa main, et il avançait dans la neige à une allure de tortue de mer perdue en pleine forêt. Demi-pas par demi-pas, lentement, si lentement qu’il se demandait parfois si son pied avait seulement bougé. Il ne regardait même plus devant lui, se contentant de fixer l’aiguille du petit boîtier métallique.
Mais alors qu’il faisait un demi-pas supplémentaire, il ne rencontra subitement que le vide, perdant l’équilibre et s’affalant tête la première dans la neige. Il ne sentit même pas le froid sur son visage. Se redressant, il observa la trace dans laquelle il venait de trébucher. Une trace d’avancée pénible dans la neige : la sienne.
Il ne se faisait guère d’illusions. Il n’y avait pas d’autres humains que lui ici, il s’agissait forcément de sa propre trace qu’il venait de recouper. La question était de savoir comme cela était possible. Sa boussole avait-elle cessé de fonctionner ? La fatigue lui avait-elle fait perdre conscience alors qu’il continuait à marcher ? Ou bien le pôle Nord avait-il bougé ?
Cette dernière idée le fit presque rire. S’il y avait une chose dont il était certain, c’était bien l’immuabilité du pôle Nord. D’où le fait que nous lui faisions confiance pour naviguer aussi bien sur les eaux des immenses océans que dans ce désert de froid intense.
Le Pôle. Le bout du monde. Si seulement il pouvait réussir, si seulement il pouvait l’atteindre avant de mourir ! C’était son ultime souhait.
Levant les yeux de sa boussole après l’avoir secouée pour être certain qu’elle fonctionnait, il regarda devant lui, là où l’aiguille pointait, de ses yeux abîmés par la neige bien trop éclatante. Il lui fallut un moment pour réaliser que le paysage n’était plus le même.
Devant lui se trouvait une masse énorme, à quelques mètres à peine. Comment ne l’avait-il pas vu plus tôt ?
Le Pôle ! Enfin !
Sauf que le pôle se mit à bouger. Et lorsque « Le Pôle » ouvrit une gueule énorme, il ne cria pas. De toute façon, qui l’entendrait ?
Il regretta seulement de ne pouvoir consigner sa découverte : le Pôle Nord n’était pas fixe, il bougeait. Et les autochtones avaient raison.
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