La souffrance d'une question sans réponse


Pourquoi ?
Difficile de faire plus simple comme question. Et pourtant, le bagage collé au derrière de cette dernière pourrait remplir la soute d’un avion-cargo chaque fois que je me la pose. Ce qui est bien trop souvent.
Cette question candide d’enfant, ce simple « Pourquoi ? », m’a hanté pendant vingt ans de ma vie et me hante encore aujourd’hui. Vingt ans. Vingt bien trop longues années. J’ai vingt-huit ans désormais, et je suis en route pour aller chercher ma réponse, sa réponse.
Je m’efforce de plaquer un sourire sur mon visage lorsque j’aperçois au loin la silhouette de mon frère, avant de m’approcher rapidement.
— Hey ! Salut Alex, comment va ?
Mon ton faussement enjoué ne trompe pas mon petit frère. Enfin, quand je dis petit… il a vingt-trois ans quand même, seulement cinq ans de moins que moi. Et pourtant, ces quelques années font toute la différence : Il n’a quasiment pas de souvenirs de papa. Ou plus exactement, pas de notre papa d’avant les bracelets mauves.
Lui, ce « pourquoi ? » ne l’a pas rongé de l’intérieur comme un rat affamé pendant vingt ans.
— Je ne sais pas comment tu fais, me dit-il en secouant la tête, comme pour répondre à mes ruminements intérieurs.
— Je fais semblant, j’ose lui avouer, je flippe comme pas possible en réalité. Je sais que je vais probablement être déçu, et pourtant, je ne peux pas m’empêcher de garder espoir.
— À ta place, je l’aurais laissé crever il y a bien longtemps.
Je hausse les épaules sans prendre la peine de lui répondre, me contentant de marcher à ses côtés en direction de la clinique. Il me l’a dit des centaines de fois, et ça n’a rien changé à ma décision. Moi, j’ai trop besoin de savoir. Et cet espoir que je garde au creux de mon cœur ? C’est celui qu’il y ait une réelle explication à ce que papa nous a fait subir.
Je suis soulagé qu’Alex soit à mes côtés. Je n’ai même pas eu besoin de lui demander, il m’a devancé en me disant qu’il serait là pour moi aujourd’hui. Je n’avais vraiment pas envie de faire « ça » sans lui. Je ne pense pas que j’en aurais été capable. Autant cela ne m’avait pas posé de problèmes d’endosser le rôle de Soutien seul après la mort de maman – Alex n’en ayant rien à faire – autant de regarder papa se réveiller, je ne me sens pas de le faire sans son aide.
— C’est de sa faute si maman est morte, ajoute mon frère alors que mon silence s’éternise, me regardant du coin de l’œil. Plus attentif que jamais. Aujourd’hui, c’est comme si c’était lui le grand frère.
Et il a raison à propos de maman. Au moins, elle n’a pas hésité, elle. Alors que notre père, lui, il avait pris la porte de sortie du lâche, laissant la décision de sa vie ou de sa mort à ceux qui l’entouraient. Maman avait choisi de le faire survivre. Parfois je me dis que cela aurait été mieux si elle l’avait laissé crever. Parfois, même moi je me dis que j’aurais mieux fait de le laisser crever. Et pourtant, je suis là aujourd’hui. J’ai trop besoin d’avoir une réponse à ma question pour accepter de le laisser mourir sans y répondre.
À l’époque, j’avais été profondément choqué par les évènements. Et je le suis toujours aujourd’hui, vu l’état fébrile dans lequel je me trouve actuellement. Je ferme un instant les yeux et m’arrête juste avant d’entrer dans la clinique. J’ai l’impression que mon cerveau va exploser, je ne sais plus comment le mettre en pause, ça tourne en boucle dans ma tête, toutes ses pensées, tous ces souvenirs enfouis qui se bousculent pour tenter de prendre un peu d’air à la surface.
Je me souviens comment maman s’est endettée pour acheter le matériel nécessaire à domicile. On était petits, mais elle nous en avait parlé pour nous expliquer pourquoi elle ne pouvait plus nous acheter de goûter. Et tant d’autres choses. Pas grave, on glissait du pain et des fruits discrètement dans nos poches à la cantine pour les ressortir au goûter.
Papa est ainsi resté de longues années dans la chambre parentale, tandis que maman s’appropriait le canapé du salon parce qu’elle refusait de prendre l’un de nos lits d’enfants. De temps en temps, j’allais le voir, dans cette chambre aux allures de sépulcre. Même si après la première fois, je n’ai plus osé regarder son visage, je me contentais de fixer les bracelets.
C’était comme s’il dormait. Il était là, et pourtant plus là. Il n’était pas mort, et pourtant c’était comme s’il l’était.
Quant à maman, je voyais dans ses yeux la tristesse qu’elle ne pouvait pas nous dire, je voyais ses larmes qu’elle ne tentait pas de nous cacher. Lorsque j’ai osé lui demander un jour une réponse à ce « Pourquoi ? », elle m’a répondu qu’elle ne savait pas, d’une toute petite voix tremblante. Elle se rongeait les ongles lorsqu’elle nous parlait de lui, ainsi que ses « envies », ces petites peaux autour des ongles, jusqu’à les faire saigner.
Tous mes souvenirs de cette époque sont douloureux. Et ses « envies » à elle ? Ses rêves ? Y avait-il pensé notre père ? Pourquoi avait-il délibérément décidé de perdre vingt ans de sa vie ? Est-ce qu’il avait réalisé les problèmes dans lesquels il nous laissait ? Ou bien avait-il pensé qu’on le laisserait tout simplement mourir ?
Si ça se trouve, à son réveil il allait m’engueuler de l’avoir gardé en vie. Je ris nerveusement. Tant pis s’il m’engueule, il n’aurait qu’à se foutre en l’air pour de vrai si c’était vraiment ce qu’il voulait. Mais pas avant de m’avoir répondu. Il pourrait se faire sauter le caisson, oui, mais après avoir répondu à ma question.
Pourquoi ? Pourquoi a-t-il mis ces bracelets à son poignet, pourquoi a-t-il pris ces cachets ?
Deux bracelets mauves. Deux cachets mauves. Chaque cachet équivalent à dix ans de vie. Si on peut appeler vie le fait d’être plongé dans un coma dont seule une durée de temps bien précise peut nous sortir.
Vingt ans très exactement, à la minute près.
Pourquoi vingt ans ? Avait-il donc voulu être certain de ne plus jamais nous revoir tant que nous serions encore enfants ? Je n’ai pourtant pas souvenir que nous ayons été si insupportables qu’il puisse préférer mourir que de nous voir grandir.
(Mat)
(Mat!)
— Mathias ! crie mon frère soudainement dans mon oreille, me faisant sursauter et grimacer de douleur.
— Hein ? Quoi ?
— Ça fait trois fois que je t’appelle.
— Pardon, je-
— On est arrivés.
Voilà qui me tire définitivement de mes pensées. Oui, je sais que nous sommes arrivés à la clinique. Depuis combien de temps je suis immobile devant ses portes ?
Une boule se forme dans ma gorge. Oh non ! Je ne vais quand même pas pleurer pour lui ! Il ne le mérite pas !
Je fais un pas puis m’arrête à nouveau au beau milieu du trottoir. Je prends une large inspiration avant de laisser échapper mon souffle lentement.
— Tu sais- commença Alex en posant sa main sur mon bras, mais je l’interromps immédiatement.
— Je sais. Il ne le mérite pas. Mais c’est important pour moi, ok ?
— Je voulais juste dire qu’il avait peut-être une réelle explication à nous donner.
Je rougis. Tu parles, j’ai beau garder espoir malgré moi, je sais bien qu’il n’y aura pas de miracle. Même si j’en veux un, de miracle. C’est ce que je souhaite le plus au monde, ce miracle. Que papa ait une réelle explication à me donner. Je sais, c’est contradictoire. J’y crois et je n’y crois pas. Je ne sais plus où j’en suis. Je ne sais plus si je dois vraiment garder espoir jusqu’au bout ou juste me faire à l’idée de la déception qui m’attend au bout du couloir.
— Désolé, je suis un peu sur les nerfs, je réponds à mon frère, la voix un peu tremblante malgré moi.
— Pas de soucis frangin. Je serais toujours là pour toi, moi, tu le sais bien.
Son assurance et son sourire m’aident à reprendre la marche.
Une fois à l’intérieur de la clinique, je n’ai qu’à présenter ma carte de Soutien pour que me soit indiqué le numéro de sa chambre. C’est ma première visite depuis que j’ai choisi de l’envoyer ici, quelques années après la mort de maman, lorsque j’ai enfin eu les moyens de le foutre à la porte de chez moi, de chez nous. Une infirmière nous accueille aussitôt, on avait rendez-vous. Un rendez-vous vieux de vingt ans.
— Vous voulez une petite boisson, monsieur Dubouquet ? Pour patienter ? Et vous monsieur ?
— C’est mon frère. Et moi je ne prends rien, merci.
Alex ne prend rien non plus. On n’a plus qu’une petite heure à patienter. Comparé aux vingt dernières années, ça passera vite. Enfin, c’est ce que je croyais. Mais au final, le temps semble s’étirer à l’intérieur de cette pièce. Papa est là, sur son lit, les cheveux coupés ras, ronflant paisiblement.
Comme s’il dormait.
Et c’est ça quelque part. Il dort. Il dort pendant que nous on vit. Il dort pendant que nous on souffre. Il dort.
Putains de cachets voleurs de temps.
Sur son poignet, les deux bracelets mauves. Avec chaque pilule temporelle était vendu un bracelet de la même couleur. Le Décisionnaire les posait sur son bras avant d’avaler les cachets. Cela permettait à ceux qui le trouvaient de savoir pour combien de temps il avait pris.
Des cachets pour « Arrêter le temps » « Arrêter les souffrances » « Arrêter tout ». Voilà comment les publicités enjoignant la population à ne pas abandonner ceux qui prennent ces cachets tentent d’expliquer les raisons qui peuvent pousser quelqu’un à en prendre. Tu parles, que du chiqué commercial. C’est un juteux business pour les cliniques de suspension. Ils ont les moyens de les payer, ces publicités.
Malgré tout, malgré moi, j’ai essayé de comprendre à de nombreuses reprises. Sans jamais réellement y parvenir. Papa n’était pas malade, il ne souffrait pas, alors pourquoi a-t-il voulu « Arrêter le temps » « Arrêter les souffrances » « Arrêter tout » ? Et pourquoi aussi longtemps ?
Il existe des cachets pour un jour, une semaine, un mois, un an, et dix ans. Chacun d’une couleur différente. Avec ceux d’un jour et une semaine, on peut survivre sans aide. Avec les autres, aucune chance. La décision revient donc à l’entourage de la personne, lorsqu’il y en a et qu’on peut les retrouver. Lorsque ce n’est pas possible, on les laisse mourir.
Mes yeux ne quittent pas les deux bracelets, comment quand j’étais petit, je préfère regarder les bracelets plutôt que son visage.
Vingt années qu’il a décidé d’oublier tout en nous forçant, nous, à ne pas l’oublier. L’égoïsme de cet acte m’indigne et m’ébranle tout à la fois. Papa. Mon papa à moi. Tu vas enfin pouvoir me dire, m’expliquer ce qui a bien pu te passer par la tête. Pour quelle raison tu as pris ces putains de saloperies de cachets.
Je vois les bracelets tressauter et relève vivement les yeux, pour les plonger aussitôt dans ceux de mon père, ouverts. Il cligne des paupières, l’air confus.
Mon soulagement de le voir ouvrir les yeux laisse rapidement place à une colère sourde qui monte en moi sans que je puisse la contrôler. La confusion que je lis dans ses yeux me met en rage. Il ne nous reconnaît même pas ? Vraiment ?
— Salut papa ! Lui lance alors mon frère, légèrement narquois.
Ma colère retombe comme un soufflet. Papa me fait quand même un peu pitié lorsque je le vois regarder Alex sans comprendre, puis moi, de façon tout aussi hésitante. Il est visiblement perdu. Est-ce un effet secondaire normal ?
Je vois sa bouche trembloter, avant qu’il ne parle de façon très lente, très indécise, avec un clair arrière-goût de surprise dans la voix :
— Mathias ?
Puis, se tournant vers mon frère :
— Alexandre ?
Alex lui fait un clin d’œil, et lorsque papa se tourne à nouveau vers moi, je me contente de hocher la tête, la gorge à nouveau nouée par l’émotion qui m’envahit. Une émotion que je serais bien incapable de définir.
— Que s’est-il passé ? Demande alors notre père.
C’est la douche froide pour moi. Que s’est-il passé ? Ma gorge continue de se nouer, mais cette fois-ci l’émotion qui la bloque est très nette. Je suis si furieux que je pourrais l’étrangler de mes propres mains. Que s’est-il passé ?! Sérieusement !
— Ce qu’il s’est passé ? Je réussis à lâcher rageusement entre mes dents serrées. Tu nous as abandonnés pendant vingt ans, voilà ce qu’il s’est passé ! Tu nous as laissés dans la merde ! Tu t’es barré sans te retourner ! Deux bracelets au poignet, et hop ! Plus personne aux commandes ! On laisse la cargaison sur les bras de ceux qu’on laisse derrière !
Je me suis levé d’un bond dans ma rage, proche de lever le poing sur mon père, sur papa. De le frapper de toutes mes forces à lui en décrocher la tête des épaules. De l’expédier pour de bon dans un ailleurs dont il ne pourrait cette fois-ci jamais revenir.
Alex pose alors sa main sur mon bras, m’ancrant à nouveau dans la réalité, dans le présent. C’est ça que je ne dois pas oublier : le présent. Alex. Alex et moi. Tout le reste, c’est du passé. Mon père y compris. Toute cette rancœur accumulée, c’est du passé. Je force mes poumons à se remplir de nouveau, puis à expirer lentement. Je tente de me calmer. L’important, c’est le présent. Le présent, et la réponse à la question pour laquelle j’ai maintenu papa en vie toutes ses années.
C’est la voix tremblante et hoquetante que je lui demande enfin :
— Pourquoi ? Pourquoi papa ? Pourquoi tu nous as fait ça ?
Il me regarde toujours avec ses yeux surpris. Puis je vois son regard se perdre dans le vide avant de se poser sur les deux bracelets mauves fixés à son poignet.
— Mauves ?
— Dix ans. Deux fois dix ans, je réponds à sa question, amer.
Comme s’il ne le savait pas !
— Ta mère…
— Elle a pris une vraie porte de sortie, six ans après toi.
Je ne réussis pas à préciser plus lorsque je vois son regard interrogateur, et c’est mon frère qui s’en charge :
— Elle est morte, mec. Suicide.
— Suicide ?
Il est con ou quoi ?
— Oui ! Suicide papa ! Apparemment, va savoir pourquoi, elle devait t’aimer ! Parce qu’elle est devenue dépressive ! Elle pleurait tout le temps ! Sans doute la tristesse…
Ma voix se brise et je n’arrive pas à en dire plus. Le regard de maman me hante encore, lui aussi. Presque autant que cette putain de question sans réponse.
— … ou la culpabilité.
La phrase qui vient de sortir de la bouche de mon père n’est pas une question. Mes yeux s’arrondissent sous le choc, et j’ouvre la bouche, avant de la refermer, sonné. Culpabilité ? Comment peut-il dire ça ? Alors que maman s’est sacrifiée pour faire survivre le corps qu’il a choisi d’abandonner ? Je suis encore dans ma boucle intérieure de récriminations qui n’arrivent pas à sortir tellement la réaction de mon père me semble hallucinante lorsqu’il reprend, la voix tremblante, presque gémissante :
— J’ai juste pris des cachets pour dormir.
Puis il se met brutalement à pleurer à gros sanglots, comme un enfant, avant de continuer, la voix enrouée probablement autant par les larmes que par le manque d’utilisation :
— J’avais mal à la tête et je n’arrivais pas à m’endormir… ta mère m’a donné deux cachets. Je n’ai pas regardé, je n’ai pas mis de bracelets, je… j’ai juste pris des cachets pour dormir.
Non. Non, ce n’est pas possible.
Je ne sens pas mes genoux toucher le sol alors que je m’affaisse sur moi-même. Je sens Alex me retenir quand je tombe vers l’avant, n’ayant même pas le réflexe de mettre mes mains en avant pour me retenir.
Non. Non, ce n’est pas possible.
J’entends un bruit bizarre et relève la tête pour voir mon père descendre imprudemment de son lit pour venir à son tour m’entourer de ses bras, me soutenir, me bercer, alors que lui-même tient à peine debout et a le visage baigné de larmes.
Je ne suis plus un bébé, je n’ai pas besoin de ça. Sauf que s’ils me lâchaient maintenant, je me retrouverais face contre terre. Bien sûr que j’en ai besoin.
Je sens de l’humidité glisser sur mes joues, et j’ouvre la bouche béatement comme un poisson, pas vraiment pour parler, je ne le peux pas, mais juste pour tenter de respirer, de prendre de l’air, alors que je sens ma poitrine se recroqueviller comme une vieille pomme desséchée.
Comme est-ce possible ?
J’entends mon père me parler doucement, me dire que tout ça, c’est le passé, qu’il ne faut plus s’en préoccuper. L’important c’est le présent. Il est là. Il ne m’abandonnera pas, il n’a jamais voulu nous abandonner.
Mais dans ma tête, une seule question résonne plus fort que toutes ces réassurances, aussi bien les siennes que celles de mon frère :
Pourquoi ?
Et cette question a beau être parfaitement identique à celle qui m’a torturée pendant vingt ans, je sais que cette fois-ci, elle restera à jamais sans réponse.
Maman… Pourquoi ?
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