Cette nouvelle a été écrite pour le concours Octobre Imaginaire 2021 du site Plume d'Argent ayant pour thème "mystères". Et elle est arrivée en première place sur le podium ! ⭐⭐⭐

Je suis cassé


Il paraît qu’on voit un tunnel avec une lueur au bout lorsqu’on meurt.
Moi, je n’ai rien vu de tout ça. D’ailleurs, je ne suis pas vraiment mort non plus, mais j’ai cette impression persistante de m’être brisé, d’avoir perdu quelque chose et d’être « irréparable ». J’ai continué ma vie, alors même que je ne n’étais plus vraiment là, plus vraiment présent. Comme si le tunnel c’était mes yeux et que ma vie c’était la lueur que je voyais au bout.
Je ne suis pas mort ce jour-là, mais je me suis cassé. Et je ne sais pas comment ni pourquoi.
J’avais 6 ans et deux mois, le 25 novembre 2011. Je ne sais pas non plus pourquoi je me souviens de la date exacte.
J’ai 16 ans désormais, et depuis dix ans, je regarde ma vie au lieu de la vivre, et je n’ai toujours pas compris ce qu’il m’était arrivé, ni pourquoi j’ai changé brutalement de cette façon. Comme si mon cerveau s’était déconnecté de mon cœur.
— Kévin !
À l’école, on me regarde de travers, on m’insulte, et on me tape parfois, mais pas trop, c’est supportable. Je ressens la douleur physique, mais je ne ressens pas la honte, la tristesse, la joie, et tous ces trucs que je me souviens très vaguement avoir éprouvés enfant sans savoir particulièrement les nommer.
Donner des noms à toutes ses émotions, et apprendre à les reconnaître chez les autres, je l’ai appris après, en grandissant, alors même que je ne ressentais plus rien. Je ne sais pas si c’est pour ça que je me plante souvent, ne reconnaissant pas les bonnes émotions chez les autres, et placardant les mauvaises sur mon visage lorsque j’essaye de passer inaperçu.
Ça me donne un air de psychopathe, paraît-il.
— Kévin !!
Mais j’ai regardé la définition, je me suis renseigné à fond sur internet, et je suis à peu près certain de ne pas être un psychopathe parce que je n’ai pas une once d’agressivité en moi. Je suis au contraire très passif — un peu trop, d’après ce qu’on m’a dit — ce dont je me moque totalement. Je ne comprends pas pourquoi je me défendrais contre ceux qui me frappent, malgré le fait que maman me répète souvent que je devrais le faire, et m’a proposé à de nombreuses reprises de m’inscrire à des cours de judo ou de karaté.
Maman me dit que je ne me défends pas parce que je ne sais pas comment faire, ou parce que j’ai peur.
Ce n’est pas ça du tout, c’est juste que je ne suis pas capable de m’énerver après eux. Je m’en fous.
Quand j’étais encore petit, j’ai tenté de leur expliquer quelques fois que j’avais perdu quelque chose, qu’il y avait un truc qui ne fonctionnait plus comme avant chez moi, mais ils n’ont pas compris. Bien des années après, j’ai réalisé que mon moi de 6 ans leur répétant « je suis cassé » n’était certes pas vraiment compréhensible.
Je n’ai jamais pris la peine d’essayer de leur expliquer à nouveau par la suite. Je ne pense pas qu’ils soient au courant qu’il y a vraiment une anomalie chez moi, une cassure qui s’est produite.
— KÉVIN !!!
Je me redresse dans mon lit et j’arrête de rêver pour me dépêcher de rejoindre maman qui m’attend, le regard noir, devant le repas servi.
— Pardon, maman, je n’avais pas entendu.
Je lui fais toujours la même réponse, et je pense qu’elle me croit de moins en moins, alors que c’est pourtant la vérité. Ma maman est plutôt gentille, et je fais toujours mon possible pour qu’elle ne s’inquiète pas, car ça, c’est très important. Si j’avais encore des émotions, je pense que je l’aimerais beaucoup. Seulement, ça aussi, c’est parti comme tout le reste.
Je n’aime plus, je ne déteste plus. Je fais semblant, juste.
Même la nourriture, je ne sais pas si je l’aime ou pas. Quand j’étais plus petit, mais après le jour mystérieux, lorsque maman me demandait « tu aimes ? » ou « c’est bon ? », je répondais systématiquement « je ne sais pas ». Puis j’ai fini par comprendre que c’était mieux si je répondais « oui, c’est bon ». Alors maintenant je réponds ça. Sauf que ces derniers temps je vois bien que maman n’est pas satisfaite non plus de cette réponse. Il va falloir que j’y réfléchisse, et que je me renseigne sur internet sur ce que je devrais dire.
Ce soir, je réponds encore « c’est bon », le temps de trouver autre chose, et maman crispe son visage sans rien répondre. Je ne sais pas traduire précisément ce que cela signifie, mais je sais que c’est une émotion négative.
Papa, lui, n’est pas là. Je ne le vois pas souvent.
— Ça se passe bien l’école ?
— Oui maman.
Je n’aime pas les phrases longues. Ou plus exactement, je ne sais pas quoi dire. Du coup, les conversations sont un peu à sens unique, et bien souvent, je remarque de la tristesse sur le visage de ma mère. Mais que pourrais-je lui dire ? Que souhaite-t-elle que je lui dise ? Une fois, j’ai posé la question, mais la réponse « mais ce que tu veux, mon chéri » ne m’a pas aidée du tout.
Elle ne comprend pas que je ne sais pas, que je ne peux pas savoir. Si on ne m’explique pas ce que je dois dire, alors je ne sais pas quoi dire.
— … et ça va aussi avec les autres enfants ?
— Oui maman.
Là aussi, avant je répondais « je ne sais pas », et puis j’ai appris à répondre « oui maman » parce que son visage était plus heureux comme ça.
Et ça, c’est très important. Il faut toujours que le visage de maman soit heureux. Je ne sais pas pourquoi, mais je sais que c’est important.
Le reste du repas se passe en silence. Je termine tout ce que maman met dans mon assiette. Puis je me lève, lui souhaite une bonne nuit, et retourne dans ma chambre.
Tout du moins, c’est ce que j’aurais dû faire. Sauf qu’aujourd’hui, au lieu de faire ça, je me lève, souhaite une bonne nuit à maman, et m’écroule dans le couloir comme une grosse mouche aspergée d’insecticide.
— KÉVIN !
Le cri de maman me parvient à peine. J’ai toujours eu une excellente ouïe, mais là, c’est comme si je l’entendais à travers du coton épais. Lorsque j’essaye de me relever, je n’y arrive pas.
Cette fois-ci, c’est comme si mon cerveau venait de se déconnecter de mon corps, comme une suite logique à la cassure que j’ai subie lorsque j’avais 6 ans et deux mois. Comme si c’était normal, et que cela devait forcément arriver un jour. Est-ce que j’étais en train de terminer de mourir ? Après toutes ces années ?
Maman me retourne, alors je peux observer son visage, et les émotions que j’arrive à y deviner sont toutes négatives. C’est embêtant. Il ne faut pas que maman soit malheureuse.
À ce moment-là, papa rentre de son travail, et empêche maman d’appeler le médecin. Papa, lui, je n’arrive jamais à lire les émotions sur son visage lorsqu’il me regarde, comme s’il était comme moi, mais qu’il ne prenait pas la peine de faire semblant.
Pourtant, je sais qu’il n’est pas comme moi, parce qu’il en a des émotions, mais juste lorsqu’il regarde maman, jamais lorsqu’il me regarde, moi. Je crois qu’il ne m’aime pas. Et cela n’a pas vraiment d’importance.
Il dit des mots rassurants à maman et me porte jusque dans ma chambre, avant de fermer la porte à clé.
Je voudrais lui demander pourquoi je meurs, mais je n’arrive plus à parler.
— Bon. Fallait bien que ça arrive un jour. Il ne va pas y en avoir pour longtemps, K, et après ça, tu te réveilleras comme si de rien n’était, c’est promis.
Papa m’appelle toujours « K », jamais Kévin, ni rien d’autre.
Je ne peux pas parler, et je crois que je suis aussi en train de perdre la vue, parce que je vois de moins en moins bien. Par contre, je sens parfaitement les mains de papa sur moi. Il me retourne sur le ventre, et fait quelque chose dans mon dos. C’est assez long, et assez douloureux.
Je ne peux toujours pas bouger, pas parler, et désormais, je ne vois plus rien.
— C’est juste ta batterie qui a fini par lâcher, K, rien de grave. Je la change, je t’efface ces dernières 24 h et tu seras de nouveau comme neuf !
Batterie ? Mais de quoi parle-t-il ? Mon cerveau essaye de comprendre ce qu’il se passe, et je réalise brusquement que ce mystère est important. Je dois le résoudre, je dois comprendre.
Que veut-il dire par batterie ?
Et puis vient le déclic.
Brutalement, mes yeux voient de nouveau et je peux à nouveau bouger.
Que se passe-t-il ?
— Papa ?
— Oui K ?
— Pourquoi je suis allongé par terre ?
— Oh ça ! C’est rien, tu as juste fait un petit malaise. Tu devrais aller te coucher pour ne pas inquiéter maman. Demain, tu te sentiras comme neuf, je te le promets !
— D’accord papa.
Papa a raison, il ne faut pas inquiéter maman. Maman doit toujours être heureuse, c’est le principal à retenir.
Je me demande pourquoi j’ai fait un malaise. Je ne me souviens de rien du tout. Est-ce que c’est lié à ce qu’il m’est arrivé lorsque j’avais 6 ans et deux mois ? Pourtant, je ne me sens pas pire. Ni mieux, d’ailleurs. Je me sens exactement comme avant, comme si mon cerveau n’était pas connecté à mon cœur. Comme si j’étais cassé.
Je hausse les épaules avant de m’endormir comme me l’a demandé papa. Demain, je serais comme neuf, il a dit, et tout ceci n’a donc pas d’importance.
L’important, c’est de ne pas inquiéter maman.

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