J'aime pas les surprises !


— Je n’aime pas, je n’aime pas, je n’aime pas ! Je l’ai dit assez de fois, là, où il faut que je me répète encore ? Ça fait quatre-vingt-dix ans que je vous répète que je n’aime pas les cadeaux !
— Allez, tu les ouvres ? lança l’un de ses petits-enfants en riant, accompagné dans son rire par le reste de sa famille parfois un peu trop nombreuse à son goût.
Elle râla encore un peu pour la forme et commença à les ouvrir, le plus petit en premier. En réalité, elle aimait bien les cadeaux, c’est juste qu’elle n’aimait pas les surprises.
Bon, niveau surprise, on repassera. De la nourriture, des bijoux, et deux-trois foulards. Enfin, si ses enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants avaient envie de dépenser leur argent bêtement, que pouvait-elle y faire ?
— Il en reste encore un, mamie !
— Vraiment ? Ah oui ! Oh ben dites-moi, il était tellement gros celui-là que je ne l’avais pas remarqué ! Qu’est-ce que c’est donc ?
Voilà qu’elle posait des questions bêtes maintenant. Ah, vraiment, c’est pas bien beau de vieillir ! Il avait bien fait, son Daniel, de mourir l’année passée. Son cœur se serra à cette pensée, mais elle l’ignora résolument et s’attela à la tâche rapidement. Il faut dire aussi que ce dernier paquet l’intriguait : il était immense !
S’arrêtant subitement tout en reculant un peu, elle hésita et regarda la grosse boîte encore à moitié empaquetée et posée à la verticale devant elle. Ils n’auraient quand même pas eu le mauvais goût de lui acheter un cercueil ? Mais non, impossible. Elle avait une famille en or : elle le savait, c’est elle qui l’avait faite !
Elle gloussa et reprit le travail, enlevant ce papier cadeau si agaçant. C’était du papier de perdu, tout ça, et des arbres abattus pour rien ! Il allait falloir qu’elle leur offre un ou deux livres sur le zéro déchet à ses enfants. Dire qu’à leur âge, il fallait encore qu’elle les éduque !
Bon. Voilà. Elle avait tout déballé et posé – avec de l’aide – l’énorme boîte à plat sur le sol. Mais elle ne comprenait toujours pas ce qu’elle avait devant elle.
C’était juste une grosse boîte en bois. Avec une espèce de « QR code » — comme ils mettaient partout maintenant — sur le dessus.
Elle tenta de soulever le couvercle, mais impossible.
— Rohhh ! Ouvrez-moi ce truc-là ! Finit-elle par lancer, agacée.
— T’énerve pas mamie, ce n’est pas bon pour ta tension, lui fit remarquer son aîné.
— Ma tension, elle ne serait pas aussi haute si vous m’écoutiez et arrêtiez de me faire des cadeaux idiots. Et puis arrête de m’appeler mamie alors que je suis ta mère, ça m’énerve ça aussi !
— Oh, tu sais bien que c’est pour les enfants.
— Tes enfants ils ont plus de quarante ans, ils savent bien qui je suis depuis le temps !
Des rires éclatèrent dans la pièce et elle cacha son sourire en détournant la tête. En vérité, ça l’intriguait cette histoire. Elle n’aimait pas les surprises, mais elle adorait les casse-têtes !
Son grand – Gérard — s’approcha de la « chose » et l’examina.
— Bah ? Tu ne sais pas ce que c’est toi non plus ? lui fit-elle remarquer sans réussir à cacher sa surprise.
— Pas du tout. Nous, on t’a offert un panier de produits bio, on sait bien que t’aimes les choses utiles en cadeau !
— Utile, ça ne veut pas forcément dire « à manger » hein ? Mais bon, « je dis ça je dis rien », comme vous dites, les jeunes.
Ses yeux s’illuminèrent lorsqu’elle remarqua qu’elle avait réussi à faire rire ses arrière-petits-enfants. Dire que bientôt elle aurait peut-être des arrière-arrière… enfin bref, des « petits » en plus. Ils n’allaient bientôt plus pouvoir tous tenir dans son grand salon.
C’était toujours son mari qui riait le plus fort, au milieu de tout ce beau monde. Il avait passé sa vie à la taquiner !
Ses yeux s’assombrirent à cette pensée.
Elle essayait de rester positive, mais c’était dur, de ne plus l’avoir à ses côtés.
— Je n’arrive pas à l’ouvrir. Il est de qui ce cadeau ? lança son fils à la cantonade.
Personne ne répondit. Enfin, à la question. Parce que toute la pièce se mit à murmurer par contre. Elle entendit même un « il faudrait peut-être appeler la police ? ».
La police ! Dans sa maison ! Et puis quoi encore ?
Soufflant, elle poussa son fils sans ménagement et examina de plus près l’espèce de hiéroglyphe bizarre qui se trouvait sur le dessus de cette satanée boîte. C’était peut-être un casse-tête ?
Elle n’avait plus touché à ce genre de jeu depuis le décès de son mari. Il était mort en faisant un puzzle avec elle. Ses derniers mots étaient « dis, tu n’aurais pas une pièce bleue avec un côté jaune par chez toi ? » et puis il était mort. Paf. Crise cardiaque.
Elle l’avait ensuite glissé sous le lit de la chambre d’amis — le puzzle hein, pas son mari — et n’y avait plus jamais retouché.
C’était idiot. Elle aimait bien les puzzles et les casse-têtes, elle devrait certainement s’y remettre.
— Qu’est-ce qu’on fait alors, mamie ?
Elle allait s’amuser à râler de nouveau lorsqu’elle réalisa que cette fois-ci, c’était sa petite-fille qui l’avait interpellée ainsi. Bon, ok, elle, elle avait le droit de l’appeler mamie !
Ce qui ne l’empêcha pas de l’ignorer et de se tourner à nouveau pour observer la boîte.
Cette espèce de QR code sur le dessus du couvercle l’intriguait. Ah ! Là ! On dirait qu’il manquait une pièce ?
Mais non, ce n’était pas qu’il manquait une pièce, c’était un jeu de taquin ! Oh là là, elle n’avait pas vu de jeu comme ça depuis bien longtemps, enfant même, certainement !
— Ma petite, regarde ! cria-t-elle aussitôt en pointant du doigt les pièces de bois à sa petite-fille. Mamie n’est pas encore gâteuse, dis-moi, on dirait bien un jeu de taquin sur le couvercle ?
— Un jeu de quoi ?
— Un jeu de taquin ! répondit Gérard à sa place. Laisse-moi voir, je sais ce que c’est, je me souviens qu’on avait un jeu comme ça avec des roses, quand on était petits.
Oui, c’était bien ça ! Le jeu avec les roses ! Elle aussi s’en souvenait, puisque c’était son jeu d’enfance qu’elle leur avait donné !
Mais alors… elle poussa à nouveau son fils — qui avait l’habitude, il ne s’en formalisa pas — et se mit rapidement à déplacer les pièces sur l’énorme boîte.
— Ouah ! Elle est super forte mamie !
Elle n’entendit même pas — ou presque pas — les appréciations de sa descendance, concentrée comme elle l’était. Il lui fallut moins de deux minutes pour terminer ce petit casse-tête. Elle était à la fois déçue que cela se termine si rapidement, et comblée de voir qu’elle était toujours aussi douée à ce petit jeu.
Une fois la dernière pièce ajustée, dévoilant de jolies roses — réplique exacte du jeu de son enfance — elle entendit un clic, et le couvercle se souleva légèrement.
Attrapant le bord, elle le tira et regarda : à l’intérieur se trouvaient des casse-têtes. Des dizaines, non, des centaines de casse-têtes et autres puzzles ! Elle avait envie de tous les prendre, tous les regarder, tous les faire !
Elle ne se rendait même pas compte qu’elle dansait à moitié au milieu de son salon. Sans doute qu’elle ne devrait pas trop, à son âge, mais tant pis, elle était trop heureuse !
Oh là là, on dirait tellement un cadeau de son Doudou ! Son petit Daniel adoré ! Il lui avait toujours offert au moins un casse-tête à chacun de ses anniversaires !
Mais c’était impossible.
— Qui ? chuchota-t-elle alors lorsque le silence se fit dans la pièce une fois que sa famille remarqua les larmes qui coulaient librement sur ses joues sans qu’elle ne puisse ni ne souhaite les arrêter.
— Regarde maman, lui dit doucement son aîné, on dirait qu’il y a un message dans le fond. Laisse-moi l’attraper.
Juju, ma douce, ma chérie,
Est-ce que tu es surprise ? Si oui, j’en suis désolé (enfin, un peu), vu que je ne suis même plus là pour que tu me râles dessus. Malheureusement, si tu lis ce message, c’est que je suis parti. Je te dirais bien d’essayer de ne pas trop m’en vouloir, mais je te connais trop bien !
Tu as probablement engueulé mon cercueil le jour de l’enterrement, mais comme je m’y attendais, je ne me suis pas retourné dans ma tombe. Ah ah !
Avant de partir, comme tu as pu le constater, j’ai prévu un dernier cadeau d’anniversaire. C’est peut-être une surprise, mais promis, c’est quelque chose d’utile !
Il y en a même un sacré paquet, de surprises. Ces casse-têtes, j’ai commencé à les accumuler depuis notre toute première rencontre. Tu te souviens ? Tu m’as dit à notre premier rendez-vous que tu aimais les casse-têtes, mais pas les casse-pieds !
Maintenant, ton casse-pieds est parti. J’ai acheté la boîte il y a deux ans, pour tous les mettre dedans, quand le médecin m’a dit que bon, j’en aurais plus pour longtemps si je continuais à faire l’andouille. Ou plutôt, à en manger !
Et puis, en plus, tu pourras recycler la boîte en cercueil, au besoin ! Ah ah ! Mais le plus tard possible, ma chérie hein ? Amuse-toi un maximum avant de venir me rejoindre. Tout plein de gros bisous. Ton Doudou adoré. PS : As-tu remarqué ma dernière énigme qui se cache dans cette lettre ?
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