Deux petits moineaux
Te souviens-tu des jours de joie ? Souviens-toi, il y en a eu quelques-uns. Quand nous étions trop jeunes pour nous rebeller et que nous profitions de chaque moment volé. Nous nous échappions alors comme deux petits moineaux pressés vers des horizons insoupçonnés. Nous criions notre joie vers le ciel et les passants amusés.
Ce sont de beaux souvenirs. Ils me font souvent pleurer lorsque j’y pense. Tu seras peut-être heureux de savoir que dans ces quelques jours de joie qui s’accrochent dans ma mémoire, tu es toujours à mes côtés. Toi et les jours de joie, vous êtes indissociables dans mes pensées.
— Ta gueule le mioche !
… Tu n’es pas là, donc tu n’entends pas, mais sache que je viens d’être interrompue, que j’ai été obligée de poser mon stylo un instant pour calmer mes tremblements. Papa gueule encore tout seul. Mais ce n’est pas ça le plus gênant. Non, le pire, et qui lui arrive désormais souvent, c’est qu’il me genre au masculin. Il ne crie pas sur moi, il crie sur toi. Maman idem. Je pense qu’ils perdent la tête.
Curieusement, bien que je reçoive cette erreur systématiquement comme un coup de poignard au cœur, elle me rend néanmoins heureuse. Elle prouve qu’ils ne t’ont pas oublié malgré le temps passé. J’aime que nous pensions encore tous à toi, alors que tant d’années ont fondu depuis ton départ, comme une glace oubliée sur le trottoir.
Comme toi, j’ai eu les ailes coupées bien trop jeune, bien trop douloureusement. Contrairement à toi, je ne suis jamais partie, je n’ai jamais quitté nos parents mal-aimants. Je n’ai jamais eu ton courage.
Parfois, j’ai l’impression que le temps s’est figé pour devenir cette espèce de présent perpétuel et immuable. Ils sont toujours vivants tous les deux, toujours fidèles à eux-mêmes, criants et insultants que je sois présente ou pas. Ils n’ont pas changé, eux. Lorsque j’essaye de les observer objectivement, je vois bien qu’ils ont vieilli, mais dans ma tête, ils auront toujours quarante ans. Quarante ans et une ceinture jamais bien loin pour ne pas se faire mal aux mains lorsque l’envie leur prenait de nous « tanner la couenne », comme ils disaient.
Excuse-moi, je te demande de te souvenir de nos jours de joie, mais je ne t’ai toujours pas dit pourquoi. C’est pour m’aider. Je te dis que rien n’a changé et c’est vrai. Eux n’ont pas changé, mais moi oui. Petit à petit, j’ai réussi à grandir un peu, un tout petit peu. Suffisamment, j’espère, pour aller jusqu’au bout de la décision que j’ai prise.
Mon très cher frère, j’ai besoin de ta force et de ton courage. J’ai besoin de ta présence à mes côtés. Parce que je vais les tuer.
Oui, je me suis enfin décidée. J’y pensais depuis quelques années, mais sans vraiment réaliser que cela était possible. Je suis grande, ils sont vieux. Malgré tout, j’avoue que j’ai encore un doute. Est-ce que j’en serais capable ? Est-ce que je ne vais pas paniquer à la dernière minute ?
J’ai encore très peur, ils m’ont fait trop de mal. Lorsque papa crie, je me fige. Lorsque maman m’insulte, je baisse la tête. Lorsqu’ils lèvent la main, je me mets en boule et je pleure, me protégeant comme je peux.
C’est pour ça que je t’écris cette lettre. J’ai besoin de ton aide et de ton soutien. J’ai besoin de toi, de la même façon que tu as eu besoin de moi il y a toutes ses années sans oser m’en parler. Je n’ai pas pu t’aider ce jour-là, mais je sais que tu ne m’en veux pas et que si je t’en donne l’occasion, tu m’aideras.
Souvent je pense à nous comme à deux petits moineaux. Les jours sans joie, nous n’étions que deux petits moineaux enfermés dans une maison d’ogres effrayants. Deux petits moineaux se brisant le bec sur les vitres à force de tenter de fuir.
Cependant, je te le répète, malgré cette peur poisseuse qui ne veut pas quitter mes entrailles, j’ai pris ma décision. Et depuis, je me sens mieux, je me sens plus sereine. Bien sûr j’ai peur et je tremble, mais au moins, je vois un avenir. J’arrive à me projeter jusqu’au jour où je mettrais mon plan à exécution sans sommation.
Je profiterai de leur sommeil pour les attacher sur leur lit. Car oui, ils dorment toujours ensemble, se criant dessus parce qu’ils ronflent à tour de rôle. Je me réveille en sursaut, je ne me suis jamais habituée aux gueulantes nocturnes.
Ils se réveilleront trop tard. Les tuer dans leur sommeil ? Non. J’y ai bien pensé, mais ce serait injuste. Le poison, le gaz, et même le feu. J’ai pensé à beaucoup de choses avant de me décider. Tout ceci ne leur conviendrait pas, ne serait pas à la hauteur.
Ils mourront par le petit couteau. Ce sera long, ce n’est qu’un simple canif. Tu te souviens ? Oui bien sûr que tu te souviens. Ce canif, c’est moi qui te l’avais offert. Les parents étaient furieux lorsqu’ils l’avaient découvert. Que nous osions nous faire des cadeaux alors que nous étions sans le sou, ce n’était pas toléré chez nous.
Quand je l’ai ramassé après que tu sois parti, je l’ai gardé précieusement. Je n’imaginais pas qu’il me servirait à l’avenir. Je n’imaginais d’ailleurs rien à l’époque, j’en étais bien incapable. Il m’aura fallu toutes ses années pour y parvenir. Avant, c’était juste un souvenir. Un souvenir de toi, pour me rappeler de nos jours de joie.
Leur mort sera lente, je vais devoir les larder de nombreuses fois. Je me demande quelle sera leur réaction ? Vont-ils avoir peur ou seulement m’insulter jusque dans leurs derniers instants ? Je penche pour la seconde solution, mais je ne peux pas savoir à l’avance quel sera leur choix. Peut-être me surprendront-ils et choisiront de faire pénitence ?
Une chose est certaine cependant, parce que j’y veillerai, c’est qu’ils penseront à toi. Lorsque j’utiliserai ce petit canif, je leur parlerai de toi. Un peu de moi aussi, bien sûr, mais surtout de toi. Je leur parlerai de nos jours de joie, ceux qui étaient toujours sans eux. Et je leur rappellerai nos jours de haine, ceux qu’ils connaissent pour en avoir toujours été la cause.
Ils ne se souviendront sans doute pas du canif, alors je leur expliquerai. Je leur dirais que c’est ce canif que tu as utilisé pour te sectionner les veines ce jour-là. Du coude au poignet, pour être sûr de ne pas te rater. Tu as été courageux, bien plus que moi.
Voici enfin venu mon tour, mon tour d’être courageuse et de te venger, de nous venger. Ce sera pour bientôt, je le sens, je suis prête. Je suis enfin prête.
Et je te promets, je te le jure, que ce jour-là sera un jour de joie.
Ce sont de beaux souvenirs. Ils me font souvent pleurer lorsque j’y pense. Tu seras peut-être heureux de savoir que dans ces quelques jours de joie qui s’accrochent dans ma mémoire, tu es toujours à mes côtés. Toi et les jours de joie, vous êtes indissociables dans mes pensées.
— Ta gueule le mioche !
… Tu n’es pas là, donc tu n’entends pas, mais sache que je viens d’être interrompue, que j’ai été obligée de poser mon stylo un instant pour calmer mes tremblements. Papa gueule encore tout seul. Mais ce n’est pas ça le plus gênant. Non, le pire, et qui lui arrive désormais souvent, c’est qu’il me genre au masculin. Il ne crie pas sur moi, il crie sur toi. Maman idem. Je pense qu’ils perdent la tête.
Curieusement, bien que je reçoive cette erreur systématiquement comme un coup de poignard au cœur, elle me rend néanmoins heureuse. Elle prouve qu’ils ne t’ont pas oublié malgré le temps passé. J’aime que nous pensions encore tous à toi, alors que tant d’années ont fondu depuis ton départ, comme une glace oubliée sur le trottoir.
Comme toi, j’ai eu les ailes coupées bien trop jeune, bien trop douloureusement. Contrairement à toi, je ne suis jamais partie, je n’ai jamais quitté nos parents mal-aimants. Je n’ai jamais eu ton courage.
Parfois, j’ai l’impression que le temps s’est figé pour devenir cette espèce de présent perpétuel et immuable. Ils sont toujours vivants tous les deux, toujours fidèles à eux-mêmes, criants et insultants que je sois présente ou pas. Ils n’ont pas changé, eux. Lorsque j’essaye de les observer objectivement, je vois bien qu’ils ont vieilli, mais dans ma tête, ils auront toujours quarante ans. Quarante ans et une ceinture jamais bien loin pour ne pas se faire mal aux mains lorsque l’envie leur prenait de nous « tanner la couenne », comme ils disaient.
Excuse-moi, je te demande de te souvenir de nos jours de joie, mais je ne t’ai toujours pas dit pourquoi. C’est pour m’aider. Je te dis que rien n’a changé et c’est vrai. Eux n’ont pas changé, mais moi oui. Petit à petit, j’ai réussi à grandir un peu, un tout petit peu. Suffisamment, j’espère, pour aller jusqu’au bout de la décision que j’ai prise.
Mon très cher frère, j’ai besoin de ta force et de ton courage. J’ai besoin de ta présence à mes côtés. Parce que je vais les tuer.
Oui, je me suis enfin décidée. J’y pensais depuis quelques années, mais sans vraiment réaliser que cela était possible. Je suis grande, ils sont vieux. Malgré tout, j’avoue que j’ai encore un doute. Est-ce que j’en serais capable ? Est-ce que je ne vais pas paniquer à la dernière minute ?
J’ai encore très peur, ils m’ont fait trop de mal. Lorsque papa crie, je me fige. Lorsque maman m’insulte, je baisse la tête. Lorsqu’ils lèvent la main, je me mets en boule et je pleure, me protégeant comme je peux.
C’est pour ça que je t’écris cette lettre. J’ai besoin de ton aide et de ton soutien. J’ai besoin de toi, de la même façon que tu as eu besoin de moi il y a toutes ses années sans oser m’en parler. Je n’ai pas pu t’aider ce jour-là, mais je sais que tu ne m’en veux pas et que si je t’en donne l’occasion, tu m’aideras.
Souvent je pense à nous comme à deux petits moineaux. Les jours sans joie, nous n’étions que deux petits moineaux enfermés dans une maison d’ogres effrayants. Deux petits moineaux se brisant le bec sur les vitres à force de tenter de fuir.
Cependant, je te le répète, malgré cette peur poisseuse qui ne veut pas quitter mes entrailles, j’ai pris ma décision. Et depuis, je me sens mieux, je me sens plus sereine. Bien sûr j’ai peur et je tremble, mais au moins, je vois un avenir. J’arrive à me projeter jusqu’au jour où je mettrais mon plan à exécution sans sommation.
Je profiterai de leur sommeil pour les attacher sur leur lit. Car oui, ils dorment toujours ensemble, se criant dessus parce qu’ils ronflent à tour de rôle. Je me réveille en sursaut, je ne me suis jamais habituée aux gueulantes nocturnes.
Ils se réveilleront trop tard. Les tuer dans leur sommeil ? Non. J’y ai bien pensé, mais ce serait injuste. Le poison, le gaz, et même le feu. J’ai pensé à beaucoup de choses avant de me décider. Tout ceci ne leur conviendrait pas, ne serait pas à la hauteur.
Ils mourront par le petit couteau. Ce sera long, ce n’est qu’un simple canif. Tu te souviens ? Oui bien sûr que tu te souviens. Ce canif, c’est moi qui te l’avais offert. Les parents étaient furieux lorsqu’ils l’avaient découvert. Que nous osions nous faire des cadeaux alors que nous étions sans le sou, ce n’était pas toléré chez nous.
Quand je l’ai ramassé après que tu sois parti, je l’ai gardé précieusement. Je n’imaginais pas qu’il me servirait à l’avenir. Je n’imaginais d’ailleurs rien à l’époque, j’en étais bien incapable. Il m’aura fallu toutes ses années pour y parvenir. Avant, c’était juste un souvenir. Un souvenir de toi, pour me rappeler de nos jours de joie.
Leur mort sera lente, je vais devoir les larder de nombreuses fois. Je me demande quelle sera leur réaction ? Vont-ils avoir peur ou seulement m’insulter jusque dans leurs derniers instants ? Je penche pour la seconde solution, mais je ne peux pas savoir à l’avance quel sera leur choix. Peut-être me surprendront-ils et choisiront de faire pénitence ?
Une chose est certaine cependant, parce que j’y veillerai, c’est qu’ils penseront à toi. Lorsque j’utiliserai ce petit canif, je leur parlerai de toi. Un peu de moi aussi, bien sûr, mais surtout de toi. Je leur parlerai de nos jours de joie, ceux qui étaient toujours sans eux. Et je leur rappellerai nos jours de haine, ceux qu’ils connaissent pour en avoir toujours été la cause.
Ils ne se souviendront sans doute pas du canif, alors je leur expliquerai. Je leur dirais que c’est ce canif que tu as utilisé pour te sectionner les veines ce jour-là. Du coude au poignet, pour être sûr de ne pas te rater. Tu as été courageux, bien plus que moi.
Voici enfin venu mon tour, mon tour d’être courageuse et de te venger, de nous venger. Ce sera pour bientôt, je le sens, je suis prête. Je suis enfin prête.
Et je te promets, je te le jure, que ce jour-là sera un jour de joie.
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