Deux cachets mauves

Je lutte. Je lutte depuis des mois contre cette chose à la fois invisible et tellement présente et pesante qu’elle m’étouffe littéralement. Je n’arrive plus à respirer à fond, je n’arrive plus à dormir, je n’arrive plus à vivre. Je lutte depuis des mois contre la dépression, puisque c’est comme ça qu’on nomme cette agonie permanente. Je suis épuisé, au bout du rouleau, je n’en peux plus de retenir mes larmes. Mais comment ? Comment pourrais-je en sortir ? Ma femme, l’amour de ma vie, est décédée il y a neuf mois. Neuf mois déjà. Le temps d’avoir un enfant.
Sauf que l’enfant, nous l’avons déjà, ou plutôt, je l’ai déjà, puisque le nous est mort, nous sommes morts. Mais mon fils est bien là, lui. Lui n’est pas mort, et c’est bien sa présence la seule chose qui me maintient encore en vie. Mon fils. C’est pour lui que je me retiens de pleurer, encore et encore, jour après jour. Car mon fils ne mérite pas ça, un papa pleurnichard. Il mérite un papa fort et solide, un vrai papa quoi. Un vrai parent, maintenant qu’il n’en a plus qu’un.
Mon fils a besoin de moi. Enfin, je crois. Je ne sais d’ailleurs même plus ce que je préfère : qu’il ait encore besoin de moi ou qu’il n’ait plus besoin de moi ?
L’envie de me foutre en l’air est de plus en plus présente et pesante. Écrasante même. Et pas à cause des multiples responsabilités qui m’incombent désormais. Non, c’est le poids même de la vie qui est de plus en plus lourd, de plus en plus entravant. J’ai du mal à me lever le matin, du mal à tenir assez longtemps debout pour prendre ma douche, du mal à marcher jusqu’à l’école en tenant la toute petite main de mon fils, du mal à mâcher mon repas du midi en attendant la sortie de l’école, et du mal, de nouveau, à marcher, manger, dormir. J’ai du mal pour tout. J’ai mal pour tout, partout, et tout le temps.
Ma femme est morte et moi je suis en vie. Ce n’est pas normal. Ce n’est pas dans l’ordre des choses. Je lui ai toujours dit que j’étais bien content que les femmes survivent toujours aux hommes, parce que jamais je ne pourrais vivre sans elle. Le genre de phrase idiote qui me faisait passer pour un romantique. C’est comme ça que je l’avais conquise, ma femme, la plus belle fille du lycée, en la chouchoutant et en la faisant rêver.
— Monsieur Médoque ?
Je ne sais pas si je réponds, mais la maman d’élève continue de toute façon de parler :
— Monsieur Médoque, vraiment, vous devriez essayer de prendre une douche au moins. Vous savez… pour le petit ? termine-t-elle en chuchotant et pointant du doigt mon fils, à qui je tiens la main pour rentrer à la maison.
Comment ça, ma douche ? Je l’ai prise non ? Non ? Je ne sais plus, les jours se ressemblent trop. Nous sommes quel jour déjà ? Je dois reprendre le travail à quelle date au fait ? Il m’a arrêté combien de temps le médecin qui m’a prescrit mon dernier arrêt médical ? Je ne sais plus. C’est un peu gênant, cela peut vite devenir ennuyeux.
Je rougis violemment en pensant à cette histoire de douche et m’éloigne de la femme, traînant mon fils par la main et évitant le regard probablement réprobateur de cette dernière.
— Papa, moins vite !
— Ta gueule !
Dès que je prononce ces mots, je les regrette, mais je ne les ravale pas. Je suis un mauvais père. Depuis la mort de ma femme, je suis un mauvais père. Mais j’ai beau le savoir, devant mon fils je n’arrive jamais à l’admettre. Je devrais lui demander pardon. J’essayerai, un jour, de lui demander pardon. Mais pas aujourd’hui. Demander pardon à mon fils d’être un mauvais père qui lui crie dessus, aujourd’hui, c’est au-delà de mes forces.

***

Il pleure. Pourquoi il pleure ? Ah oui, je lui ai encore crié dessus. Et puis j’ai oublié son goûter, j’ai oublié de lui donner son goûter pour qu’il mange et soit bien et ne maigrisse pas parce qu’il faut bien manger pour rester en bonne santé.
Certains jours, j’ai envie de lui taper dessus lorsqu’il pleure.
Je suis un mauvais père, un très mauvais père, ça ne va pas, ça ne va pas du tout. Je ne peux pas continuer comme ça.

***

Un cachet bleu : un mois. Un cachet rouge : un an. Un cachet mauve : dix ans.
Le système est si simple et si clair, et pourtant, il offre une myriade de possibilités selon le nombre et la couleur des cachets pris.
Dans ma main, j’ai sélectionné deux cachets mauves, achetés à la pharmacie du coin. J’ai même déjà tout bien rempli mon formulaire de consentement.
Et pourtant, j’hésite. Est-ce que c’est vraiment la meilleure solution ?
Oui. Oui. Oui.
Sans aucun doute possible. Je ne sers à rien. À la fois tout le temps épuisé et tout le temps prêt à exploser, je peux à peine trouver l’énergie de jouer avec mon fils ; alors l’éduquer ? Et lorsque je joue avec lui, je finis toujours par lui hurler dessus. C’est comme si j’étais habité par une rage de dingue. Et cette rage, j’ai beau tenter de la stopper au maximum, elle est toujours présente, toujours sous-jacente, et elle boue, elle boue, elle monte dans ma casserole de tête jusqu’à ce que je n’aie plus d’autre choix que de la déverser sur tout ce qui m’entoure. Et il n’y a plus qu’une seule chose qui m’entoure : mon fils.
Ce n’est pas censé se passer comme ça, le deuil. Normalement, on devrait juste être triste non ? Et puis avec le temps, théoriquement, tout devrait passer et s’effacer et patati et patata et patatras il n’y a rien qui va. Ça ne se passe pas bien, ça ne se passe pas du tout, et je ne comprends pas pourquoi. Pourtant, le temps, je le laisse filer, je n’arrête pas de le laisser filer, il va tellement vite à filer le temps que je ne sais même plus quoi faire pour l’arrêter, pour le contrôler. Ou plutôt, si, je sais quoi faire.
Oui. Mon fils s’en sortira bien mieux sans moi.
Je regarde les deux petites pilules dans le creux de ma main et les enferme dans mon poing. Pourquoi est-ce que j’hésite autant ? À chaque fois que je me pose cette question, à chaque fois que je me demande si je dois prendre ces cachets, la réponse reste la même : OUI. Alors pourtant tant d’atermoiement ?
Stop. Il faut que j’arrête de tergiverser stupidement. Mon fils va bientôt se réveiller, il faut que je le fasse rapidement. Ma décision est prise depuis plusieurs semaines déjà et ce n’est pas vraiment comme si j’avais de multiples autres solutions de rechange.
Je n’ai qu’un seul moyen de faire passer le temps sans abîmer plus mon enfant.
Lorsque je me réveillerai, tout ira mieux, tout sera parfait. Avec le temps, peut-être même que mon deuil se sera fait pendant mon sommeil. Et si ce n’est pas le cas, au moins, j’aurai épargné à mon fils de se traîner un incapable de père pleurnichard qui n’arrive pas à se doucher le matin, qui lui fait certainement honte, et peut-être peur, à lui crier dessus tout le temps.
Oui. Mon fils s’en sortira bien mieux sans moi.
Zut ! Un mot, je devrais au moins lui laisser un mot non ? Que mon fils comprenne que je ne l’abandonne pas ? C’est bien pour ça que je choisis les cachets et pas mon fusil de chasse. C’est pour lui, parce que je ne veux surtout pas qu’il se sente abandonné. Je suis peut-être un mauvais père, mais pas à ce point-là.
J’ai juste besoin de dormir, c’est tout. Oui, c’est ça, j’ai juste besoin de dormir. Je n’en peux plus de survivre, c’est trop épuisant. Je regarde les cachets au creux de ma main. Deux, c’est peut-être beaucoup non ? Un pour commencer. Un cachet, ce sera bien, ce sera parfait.
Prenant une feuille au hasard, je gribouille :
« Maxence, j’ai besoin de dormir un peu. J’ai pris un cachet mauve. Ne t’inquiète pas et va chez la voisine avec ce mot. »
J’espère qu’il arrivera à me lire. Après tout, il n’est qu’au CP. Ça devrait aller, il est intelligent, mon fils. Il tient ça de sa mère.
Après un instant d’hésitation, j’ajoute à la va-vite : « grandis bien ».
Puis j’avale le cachet.

***

Je me réveille totalement vaseux, un goût bizarre dans la bouche, l’estomac retourné. Un réveil de mauvaise gueule de bois. Me penchant hors de mon lit, je vomis mes entrailles sur le carrelage (tiens ? du carrelage ?). Reposant ma tête sur le matelas, je reste tout de même prêt à me pencher de nouveau au-dessus du sol en cas d’urgence. Il y a une odeur bizarre dans ma chambre. Je suis pantelant d’avoir vomi cette espèce de bile bizarrement rose et assez dégueulasse.
Et je suis épuisé. J’ai bien envie de me rendormir illico, mais une voix me stoppe.
— Monsieur Médoque ?
— Oui ?
Ah oui tiens, je m’appelle Médoque. Pourquoi ça me surprend ?
— Est-ce que vous savez combien de temps vous avez dormi ?
— Pas assez, je réponds en riant faiblement.
Au fait, c’est qui ce gars ? Putain de gueule de bois.
J’essaye de me lever, mais sans succès. C’est comme si je n’avais plus de corps. Ou plus exactement, comme si mon corps m’était désormais étranger. J’ai l’impression d’être discontinué et c’est plutôt curieux comme sensation.
À la demande de l’homme, je me force et je me redresse avec difficultés sur mon lit. J’ai beaucoup de mal à me lever, comme si mes membres ne m’appartenaient plus vraiment. Il y a deux hommes qui m’aident à ne pas tomber par terre. Le discours du médecin (un médecin ?) me semble incohérent, parlant de lit adapté, de masseurs de muscles (ça existe ça ?), et d’autres choses que je n’entends parfois même pas. Mon cerveau bourdonne, comme s’il était en train d’essayer de capter une radio évasive. Je cligne des yeux, mais ma vision aussi est floue.
Lorsque j’essaye de m’habiller et me doucher – avec l’aide des deux hommes toujours (au fait, c’est qui ceux-là ?), je ne me reconnais même plus. Mes mains me semblent molles (et fripées ?) comme si elles avaient trempé pendant des jours et des jours dans de la boue. Mes joues sont lourdes, mes muscles flasques, ce qui doit certainement me donner un visage assez inexpressif.
Il me faut plusieurs heures pour enfin comprendre ce qu’il se passe.
Le cachet mauve.
J’ai pris un cachet mauve et maintenant je me réveille comme prévu dix ans après. Je l’ai prise finalement cette pilule. J’ai sauté le pas, je l’ai prise, j’ai abandonné mon fils. Non, non, pas abandonné, jamais, juste, il ne pouvait qu’être mieux sans moi. Mon fils mon fils mon fils.
Est-ce qu’au moins ça a marché ? Est-ce que mon fils s’en est mieux sorti sans moi ? C’est que j’ai perdu dix ans de ma vie à cause de cette petite pilule. J’ai bien fait de n’en prendre qu’une seule.
C’est très curieux. Je me souviens désormais parfaitement de ce moment et de cette journée comme si cela venait tout juste de se passer. Et pourtant, j’ai un recul sur les évènements qui me semble totalement anormal. Puis je réalise ce qu’il me manque : il y a un froid dans mon cœur en lieu et place de la colère. Ma femme. Je ne pense plus à ma femme. Mon deuil, j’ai donc réellement pu faire mon deuil pendant mon sommeil ? J’avoue que c’est tellement inattendu que mes larmes coulent sur mes joues sans que je ne le réalise.
— Mon fils ? je finis enfin par demander au médecin.
Il n’y a plus que mon fils dans mon cœur, ma femme l’a déserté. Ou plus exactement, elle s’est trouvé une autre place, plus confortable, quelque part dans un recoin de ma mémoire. À travers mes larmes de soulagement, je me mets à sourire puis à rire, avant d’être brutalement interrompu par l’homme à mon chevet.
— Nous sommes désolés, monsieur Médoque.
Je cligne des yeux. Qu’a-t-il dit ? Alors que j’essaye de me remémorer ses mots, une violente douleur me monte du cœur jusque dans la tête en passant par ma nuque. C’est comme un court-circuit dans mon cerveau. Je crois que je pousse un cri tellement c’est atroce.
Et puis le médecin répète ce qu’il vient de me dire :
— Nous sommes désolés, monsieur Médoque.
Je cligne des yeux de nouveau. Je ne sais pas pourquoi je remarque ce détail alors que j’imagine que je cligne certainement des yeux en permanence non ? Au moins, pas de court-circuit cette fois-ci, juste une douleur lancinante et une incompréhension. J’ai l’impression d’avoir reculé dans le temps brutalement. Désolés ? Mais ils sont désolés de quoi ? De quoi parle-t-il ?
Je répète bêtement, sans même le réaliser :
— Mon fils ?
— Monsieur Médoque, votre fils est décédé pendant votre sommeil. Nous sommes navrés pour votre perte. Toutes nos condoléances.
Quoi ? Qu’est-ce qu’il raconte cet imbécile ? Mon fils avait six ans, donc maintenant, il doit en avoir seize. Il est tout bonnement impossible qu’il soit déjà décédé.
Je sens un voile noir tomber lentement sur mes yeux, mais le médecin m’appuie sur le sternum comme une brute pour m’empêcher de m’évanouir. Ce qu’il m’a dit ne fait aucun sens. Mais j’ai beau savoir que c’est faux, voilà que je demande comment il est mort, de façon un peu idiote, comme s’il allait pouvoir me répondre alors que mon fils est forcément bien vivant quelque part.
— Le jour où vous avez pris votre pilule… lui aussi. Vous en aviez acheté deux, n’est-ce pas ? Il a pris celle que vous avez laissée. Et vous savez bien que chez les enfants… et bien, ça ne fonctionne pas.
J’arrête mes questions stupides. L’horreur de ce que je suis en train de vivre me semble invraisemblable, irréaliste.
C’est juste impossible. Cela ne peut pas être en train de m’arriver. D’ailleurs, je n’ai pas posé de questions, donc je n’ai pas eu de réponse. Je suis juste en train de faire un horrible cauchemar. Rien de tout ceci n’a de sens.
J’ai juste pris un cachet. Un ridicule petit cachet mauve.
Et mon fils aussi.
Mon fils aussi ?
Non, ce n’est pas possible, c’est juste un cauchemar, juste un simple et terrifiant cauchemar.
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