Le silence d'Amandine

Juchée à califourchon sur le petit muret de pierres qui séparait son jardin de celui du voisin, Amandine rêvait. Elle rêvait d’un monde où ses parents ne lui demanderaient plus de ranger sa chambre ni de manger à heures fixes. D’un monde où l’école ne serait pas obligatoire, où il ne faudrait pas se forcer à sourire tout le temps ni porter de jolies robes alors qu’elle n’aimait que les pantalons.
Elle rêvait de liberté. Elle se révoltait dans sa tête contre toutes ces restrictions que les adultes lui imposaient. Elle se révoltait dans sa tête oui, mais jamais à haute voix. À haute voix, Amandine se contentait de répéter en boucle : « oui, maman » « bien sûr, maîtresse » et autres politesses. C’était une enfant sage.
Cependant, un jour, quelque chose changea, comme une saturation, une ébullition, un trop plein de quelque chose. Alors Amandine fut obligée de se révolter de façon un peu plus ouverte. Toujours sagement, mais plus visiblement. Du jour au lendemain, elle cessa de dire « oui, maman » « bien sûr, maîtresse » et autres politesses. Elle cessa de parler, tout simplement.
Au début, cela énerva ses parents, qui prenaient son refus de parler pour un caprice, alors qu’elle ne faisait jamais de caprice. Cependant, s’ils pensaient au départ que son mutisme serait passager, ils déchantèrent progressivement. Elle ne parlait ni à la maison, ni à l’école, ni même lorsqu’elle se perchait sur le petit muret de pierres qui séparait son jardin de celui du voisin.
Alors tout le monde commença à s’affoler, lui demandant ce qui n’allait pas. Suppliant, criant, menaçant même parfois. Mais rien n’y fit. Amandine ne parlait plus, ce temps-là était fini.
Les experts dirent bien entendu que c’était « psychologique », et ils avaient raison. Les parents dirent qu’ils ne comprenaient pas, et c’était tout aussi vrai. Parce qu’Amandine, bien sûr, ne pouvait pas expliquer, puisqu’elle refusait de parler. De plus, il lui fallait bien se l’avouer, elle-même ne savait pas trop pourquoi elle avait cessé de parler. C’était un peu flou dans sa tête, tout ça.
Alors, puisqu’elle ne pouvait plus parler dans un monde où parler était indispensable, il fallut tout adapter. Petit à petit lui fut permis tout ce qui lui était refusé par le passé : on ne l’obligeait plus à aller à l’école, à porter des robes, à manger à heures fixes, ou à sourire.
On lui demandait cependant toujours de ranger sa chambre, mais elle n’écoutait toujours pas. En plus d’être muette, elle aurait bien voulu être sourde dans ces cas-là, mais c’était bien impossible. Et puis, entendre avait tout de même quelques avantages. Par exemple, elle apprenait que ses parents étaient inquiets pour elle. Inquiets pour elle, alors qu’elle avait toujours cru qu’ils ne l’aimaient pas et qu’elle n’était qu’une gêne pour eux.
Ils parlaient parfois en sa présence, l’ayant oubliée, leur petite fille désormais plus silencieuse qu’un fantôme. Ils parlaient de son avenir incertain, de « tu penses qu’elle va réussir à suivre les cours à la maison lorsque ça deviendra plus compliqué ? Ça risque d’être trop dur non ? », « et même si elle y arrive, est-ce qu’elle va vraiment réussir à s’en sortir seule lorsqu’elle sera grande ? », « c’est sûr qu’elle n’est pas malade ? Il faudrait faire d’autres tests ». Elle entendait tout ça, et un tas d’autres questions sans réponses.
Ses parents étaient inquiets et cela lui réchauffait le cœur de le réaliser, de le savoir. Sa révolte silencieuse ne lui avait pas seulement apporté plus de liberté, elle se rendait également compte que son silence lui offrait, petit à petit, bien plus que ça. Bien plus que pouvoir porter des pantalons et ne plus aller à l’école.
Car grâce à son silence, le brouhaha du monde s’était également apaisé autour d’elle. Plus de cris à la cantine, plus besoin de prendre le car au quotidien, bousculée par les enfants, plus besoin de faire attention à tout ce qu’elle disait, de peur de ne pas être sage ou de trop se dévoiler. Plus besoin de subir le flottement du bas de sa robe qui lui chatouillait les jambes très désagréablement ni de se forcer à manger lorsqu’elle n’avait pas faim. Plus besoin de se forcer à sourire.
Elle aimait ce monde apaisé. Elle travaillait ses cours à la maison, dans le silence et le calme. Ses notes étaient encore meilleures qu’avant, elle pouvait approfondir les sujets qu’elle préférait et faire le minimum sur ceux qui ne la passionnaient pas vraiment.
Avec le temps, son cœur et son corps s’apaisèrent tranquillement. Tant et si bien qu’un beau matin, elle eut une belle surprise au réveil : elle se mit à sourire, et sans que cela ne lui demande le moindre effort.
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