Sylvothérapie

Mes pensées s’emballèrent tout en déraillant, tressautant et tournant en rond comme un cheval de course qui serait pris au piège d’un filet. Prises au piège dans mon crâne. La première pensée claire qui émergea de ce chaos fut que je devais l’ouvrir, quitte à me fracasser la tête contre le premier mur venu.
Mon mari m’arrêta en chemin. M’emprisonnant dans ses bras, m’empêchant temporairement de me faire du mal. Je cessais de me débattre peu à peu dans son étreinte, mais le feu qui avait démarré en moi était loin d’être apaisé. Non, tout ce qu’avait fait mon chéri, c’était mettre une cloche dessus. Ses bras étaient devenus une cloche et moi les braises qui n’attendaient que d’être relâchées pour exploser en un torrent de flammes.
Tout ça parce que le voisin avait tué une mouche.
Dit comme ça, je parais sans doute un peu idiote non ? Il a tué une mouche, et alors ?
Et alors ?!
Mes dents se serrèrent jusqu’à ce que ma mâchoire en devienne douloureuse.
Bien sûr que ce n’est pas seulement la mouche. La mouche, c’est juste la goutte d’eau, la cerise sur le gâteau, le dernier clou dans le cercueil.
Je vous explique rapidement : lorsque nous avions emménagé à côté de chez lui, ce connard nous avait annoncé fièrement qu’il était chasseur, mais je m’étais efforcée de passer outre. Après tout, les chasseurs ne sont pas tous des clichés ambulants, certains sont sympas et respectueux des règles. Je me disais qu’avec un peu de chance, notre voisin ferait parti de ces derniers.
Nous n’avions pas eu cette chance.
Nous étions venus jusqu’ici pour profiter de la nature, mais plus le temps passait, et plus la maltraitance qu’elle subissait au quotidien me faisait du mal. Les chasseurs, de base, je ne les aime pas. Prendre plaisir à tuer, ce n’est pas vraiment quelque chose que je peux comprendre. Ça va un peu — et même énormément — contre ma nature. Et contre la nature en général d’ailleurs.
Alors vous pensez bien que ce voisin, dès le départ et malgré mes efforts, je ne l’ai jamais aimé, et les années qui sont passées n’ont pas amélioré nos relations. Ce père de famille qui aime aller tuer le week-end ne peut paraître à mes yeux que comme un hypocrite.
Moi et mon mari, qui ne pouvons pas avoir d’enfants, le regardions enseigner à son propre fils ce qu’était une arme. Le gamin avait appris à tirer dans leur jardin, les claquements du fusil nous vrillant les oreilles à chaque fois. Nous avions bien essayé de le signaler à la mairie, mais ils n’avaient rien voulu savoir.
« Oh allez, vous savez bien que c’est un village de chasseurs ici, des coups de fusil, que ce soit dans le jardin voisin ou dans la forêt qui longe votre propriété, ça ne change pas grand-chose pour vous non ? »
Non. Si ? Je ne sais pas. C’est pire non ? En tous les cas, c’est interdit. Et de mon point de vue, dans la forêt aussi, ça devrait être interdit. Et même, les armes en général devraient être interdites. Extrémiste, moi ? Pas vraiment. Je ne pense pas. Réaliste plutôt.
Je faisais des efforts et j’avais de la patience, mais j’avoue que je ne comprenais tout de même pas comment on pouvait apprendre à tirer à un enfant - et le sien, qui plus est. Ne devrait-on pas plutôt leur apprendre à protéger la nature ? Je me sentais à la fois outrée et mal placée pour pouvoir faire la moindre remarque. Je n’avais pas d’enfant, alors que pouvais-je savoir ? Je craignais tellement cette réflexion que je n’avais jamais rien dit ni n’osais rien dire à ce sujet, et que mon dégoût pour ce voisin n’avait fait que grandir, bien caché au fond de mon cœur.
Jusqu’à devenir Haine.
Et c’est cette mouche qui vient de me le faire réaliser.
Oui, on en revient à la mouche.
Nous étions venus poliment rapporter chez le voisin un colis déposé chez nous pendant leur absence. Et alors que je lui tendais le colis, une mouche s’est posée sur la tête de son plus fils — bientôt onze ans — et il lui a mis une torgnole, éclatant mouche et fils d’un même revers. Le petit s’est mis à hurler. Et lui à rire, à rire comme un possédé.
C’est à ce moment-là que j’ai pété un câble et que j’ai essayé de l’étrangler. Mon mari m’a arrêtée et alors j’ai réussi à me contenir le temps de rentrer à la maison. Il m’a arrêtée de nouveau lorsque j’ai tenté de me fracasser la tête contre le mur.
Je suis tellement en colère contre ce voisin, mais aussi contre moi-même, que je mets à pleurer. C’est comme si cette mouche était la métaphore de ce que cet homme faisait aussi bien à la nature qu’à son fils, et ceci au quotidien. Il tue la nature et il blesse son enfant. Et je ne peux rien y faire.
Je continue à pleurer sans discontinuer. Je déteste cette haine qui a grandi silencieusement en moi, bien cachée, jusqu’à exploser. Et je me hais moi-même de l’éprouver. Je ne veux pas haïr, je veux aimer, je veux aider, je veux apporter du bonheur dans ce monde ! Pas y déverser ma haine. Il y en a déjà bien trop.
Que faire ? Je réalise bien que je ne peux plus continuer ainsi. À force de côtoyer ce voisin, je vais finir par devenir pire que lui. Parce que oui, j’ai envie de le tuer. Une envie malsaine de lui prendre son fusil pour le retourner contre lui. Un désir mortifère qui bouillonne en moi comme une vieille potion dans un chaudron rempli des pires ingrédients.
J’ai donc cherché une solution. Aller voir un psy ? Hors de question, j’en ai déjà vu, je n’ai pas été convaincue. Déménager ? Et puis quoi encore, C’est la maison de nos rêves, juste à côté de la forêt !
Puis j’ai fini par trouver.
Je me suis mise à la sylvothérapie.
Pour me débarrasser de cette haine qui s’infiltre en moi, j’ai commencé à enlacer les arbres de la forêt voisine quotidiennement. J’y prends un plaisir intense. Bien plus fort que ce que j’aurais pu imaginer. J’y vais pleine de haine et de ressentiment, et au fur et à mesure, je déverse toutes mes émotions négatives dans le tronc de l’arbre que je sélectionne ce jour-là.
Chaque jour un arbre différent, parce que je ne veux pas faire subir toute cette haine au même arbre, ça ne serait pas très sympa, ah ah. Et l’arbre prend tout en lui, je sens mes idées de meurtre envers le voisin s’échapper lentement de mon corps pour s’infiltrer dans le tronc, grimper le long de ses branches puis descendre dans ses racines.
Cette sylvothérapie me sauve. Elle sauve mon âme et mon amour de cette pluie de haine. J’ai tenté d’y initier mon mari, mais curieusement, lui ne ressent pas la même chose et est mal à l’aise lorsqu’il enlace l’arbre avec moi. Alors je le fais seule, et cela me convient très bien. C’est mon moment à moi toute seule, ma petite bulle de joie et d’espoir quotidienne.
Puis la saison de la chasse recommence.
Et moi je m’enfonce petit à petit de plus en plus loin dans la forêt, avec cette idée sans doute un peu idiote que lorsque je les aurais tous enlacés, alors peut-être que notre monde s’arrangerait. Oubliant joyeusement au passage que cette forêt est évidemment beaucoup trop grande pour que cela soit possible un jour, même si j’avais eu plusieurs vies.
Lorsque les coups de fusil retentissent, je me dis parfois que je prends des risques, à venir ici, hors de sentiers battus, pendant la période de chasse. Mais mince, la forêt est à tout le monde, pas seulement aux chasseurs ! Alors je continue, malgré les mises en garde de mon mari, qui s’inquiète lui aussi à chaque fois qu’il me voit partir au petit matin.
Il me recommande de rester sur les chemins forestiers les plus larges, mais je ne l’écoute pas. De toute façon, les accidents de chasse, ça arrive même lorsqu’on se trouve sur un chemin ! C’est à ça que je pense en déversant mon trop-plein d’émotions à travers l’écorce ce matin.
J’ai un sourire aux lèvres, ma sylvothérapie touche à sa fin pour la journée, je me sens bien, sereine.

Puis il apparaît devant moi, à une dizaine de mètres seulement, accompagné de son fils devenu un peu plus grand en seulement quelques mois. Lui aussi a un fusil. J’ai un pincement au cœur et serre l’arbre un peu plus fort. Quelle tristesse. Ce n’est pas naturel, d’apprendre à son enfant à tuer, pas naturel du tout. Il n’est pas méchant ce gamin en plus, du peu que je le croise, il a l’air gentil.
Lorsque l’enfant me remarque, il a l’air étonné, puis son visage s’illumine rapidement. Je lui souris en retour. Il m’aime bien, lui au moins !
« Bonjour ! Vous faites quoi ? » me lance-t-il joyeusement avant de s’arrêter net et de se tourner vers son père craintivement, comme s’il venait de se souvenir de sa présence.
Avant que je puisse répondre, le voisin pointe son arme sur moi et je me fige. Je suis à moitié cachée par le tronc, seul mon visage sort. Ne m’a-t-il pas reconnue ? J’ai peur un bref instant, puis ma peur s’écoule hors de moi dans l’arbre, comme mes autres émotions négatives. Alors je regarde le voisin et dis simplement, calmement :
— Salut le tueur, c’est moi votre cible aujourd’hui ?
Il se met à rire, bien sûr. À croire qu’il ne sait faire que ça, prendre la vie aussi bien que la mort à la rigolade. Il baisse son arme.
— J’aimerais bien, mais j’ai un témoin, ah ah ! Allez Junior, on laisse la folle. Tuer les humains, c’est interdit lorsque ce n’est pas un accident.
Une pulsion de haine s’échappe de mon corps. Que veut-il dire par là ? C’est quoi cette plaisanterie douteuse ? Je ne peux m’empêcher de donner mon avis :
— Junior, tuer ce n’est pas bien. Même des animaux. Si tu veux, tu peux venir et enlacer un arbre avec moi, tu comprendras mieux ce que ce je veux dire.
Junior devient tout pâle, et son père tout rouge.
— Tu te mêles de tes oignons la folle ! T’as pas d’enfant, t’as pas à la ramener ! Et t’inquiètes que je me souviens bien de ce que t’as fait la dernière fois ! C’est pas bien de tuer ? Vraiment ? Et tu voulais faire quoi avec tes petites mains autour de mon cou hein ? Putain d’hypocrite.
Junior essaie bien de le tirer par la manche pour le faire s’éloigner de moi, mais il est bien campé et il dégage son bras violemment sans même le regarder. Et puis il a un sourire mauvais et s’adresse à son fils, toujours sans le regarder, ne me quittant pas des yeux.
— Junior, tu as envie de faire ce que la folle te dit ? Allez, vas-y, je t’autorise si tu veux ! Va faire des bisous à l’arbre, ah ah !
Junior ne sait visiblement plus ce qu’il doit faire. Je regrette ma proposition. J’ai voulu intervenir, au moins une fois, mais j’aurais mieux fait d’attendre un jour où son père n’était pas présent. Ni armé. La vague de peur qui me submerge n’est une nouvelle fois qu’une caresse passagère, aussitôt absorbée par mon arbre, qui me sert à la fois de soutien et de refuge.
La peur m’ayant quittée, je fais un grand sourire à Junior, lui réitérant ma proposition. Il regarde son père, qui se contente de lui sourire, et vient me rejoindre d’un pas hésitant. Il a grandi, mais il a encore cette fragilité propre aux enfants. Il est si jeune !
Il dépose son arme à terre et enlace l’arbre. Et curieusement, je me mets à me sentir mal à l’aise de façon très soudaine. Pourquoi cette drôle de sensation ? C’est bien la première fois que cela m’arrive. Est-ce que mon mari a ressenti la même chose lorsqu’il a tenté de faire de la sylvothérapie avec moi ? Je n’ai jamais entendu dire qu’on ne pouvait pas se partager un arbre… tout ceci est assez perturbant. Je me sens mal à l’aise, et pourtant ce malaise ne se déverse pas dans l’arbre.
Ce dernier est-il tout simplement « trop plein » ? Je ne vois pas comment, Junior est un enfant calme et sage malgré la maltraitance dont il est probablement régulièrement l’objet. Que peut-il donc déverser pour que je me sente si mal ? Je le regarde. Nos visages sont à quelques centimètres l’un de l’autre. Il me sourit. D’un sourire soulagé et serein. L’arbre fait effet sur lui, sans aucun doute possible. Un peu trop même, vu ce qu’il ose rapidement dire à son père.
— Papa ! Tu devrais essayer aussi, c’est génial !
Aïe aïe aïe, il ne devrait pas provoquer son père ainsi ! Mais sa peur a dû être absorbée par le tronc. Il ne réalise pas. Moi par contre, vu que l’effet du tronc s’est estompé, je réalise. Dans un état un peu second, je détache mes bras de l’arbre et regarde le voisin qui s’est figé et grimace. Je le sens prêt à faire une connerie. J’ai peur, très peur. Et plus rien pour m’ôter cette peur.
J’observe alors Junior se mettre à rire, impuissante, et son père ramasser son arme et s’avancer dans ma direction, la pointant de nouveau sur moi. Mes oreilles se mettent à bourdonner, comme si les feuilles des arbres s’étaient subitement mises à bruisser toutes ensemble dans un même mouvement. Je fais un pas en arrière.
Je recule et il avance.
J’ai la gorge trop nouée pour supplier, pour le rappeler à la raison.
Mais alors qu’il s’apprête à tirer, il trébuche sur une racine — qui, j’en suis absolument persuadée, n’était pas là un instant plus tôt — et un claquement sec retentit dans la forêt avant que le silence ne revienne.
Plus un bruit, plus un froissement.
L’enfant cesse de rire, observant lui aussi son père immobile à terre.
Lâchant l’arbre, il s’approche de son père.
Du sang coule en abondance de ce qui fut un visage, pénétrant le sol aussitôt, comme aspiré par la terre.
Notre Terre Mère.
Elle s’abreuve.
Junior me regarde alors droit dans les yeux et m’annonce :
— Ce n’est pas grave de tuer un humain si c’est un accident.
Il a un sourire aux lèvres.
Photo de Lukasz Szmigiel sur Unsplash
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